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LA BRANCHE DE LILAS.

la voir me regarder au milieu des lilas. Je fuyais mes anciens camarades. Quelques-uns me seraient venus en aide volontiers, leur intention était bonne, mais j’eusse préféré un coup de couteau. J’évitais tout ce qui pouvait me rappeler ce que j’avais été. J’étais morose, peut-être fou en somme ; quand on me parla de la guerre, je me réveillai. La guerre me rappela au nombre des vivans. Je n’étais plus bon à autre chose, cependant je pouvais encore frapper ; puis je savais qu’il était soldat ! Comment ne l’aurais-je pas retrouvé quelque part dans la mêlée ? D’ailleurs, tout en ne me connaissant pas de patrie, j’aimais la France ; même dans ma misère, je l’aimais pour ce qu’elle m’avait donné, pour son soleil, pour sa gaîté, pour ses nuits étoilées, ses rians villages, ses treilles hospitalières, pour sa beauté. Elle m’avait prodigué des heures délicieuses, elle avait été ma nourrice, elle m’avait consolé par ses chansons quand j’étais nu et affamé. Je n’étais pas ingrat.

Au mois de septembre, je rentrai donc en France. C’était le lendemain de Sedan. J’entendais tout le long des routes courir comme un murmure de révolte et d’angoisse la nouvelle de nos désastres. Ce n’était jamais l’exacte vérité, c’était assez près de la vérité pour être horrible. La soif de sang qui m’avait possédé depuis la nuit maudite où j’avais trouvé sa chaise vide sembla s’exaspérer jusqu’à ce qu’enfin je ne visse plus que du sang dans l’air et dans les eaux. J’avais toujours été d’humeur pacifique, je détestais les querelles, et mes camarades avaient coutume de dire en plaisantant que je serais le premier à protéger contre la justice quiconque m’aurait dévalisé ; mais tout était changé. J’étais devenu une sorte de bête de proie, j’avais besoin de tuer pour apaiser la soif ardente qui me consumait. Vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! priez Dieu, si vous avez un Dieu, de ne me comprendre jamais ! Personne n’en peut répondre. Il arrive qu’un seul jour nous change à tel point que la mère qui nous a portés ne reconnaîtrait pas ses fils. Je me haïssais, et néanmoins je ne pouvais être différent. Si nous devenons responsables de nos transformations dans la suite, ce sera bien injuste. Nous ne pouvons y échapper.

Quand j’arrivai dans le centre, il se formait partout de nouveaux corps, des bandes de francs-tireurs ; je m’engageai dans une de ces dernières. J’étais robuste et d’assez grande taille, quoique mal bâti ; je m’engageai avec une seule pensée : frapper pour mon pays et tôt ou tard l’atteindre, lui. Je me battis plusieurs fois, fort bien, m’a-t-on dit… C’est probable, car des fureurs de tigre se déchaînaient en moi, et je n’avais conscience d’aucun péril personnel.

Nous vivions dans les bois. Nous nous cachions le jour ; la nuit, nous battions la campagne, nous arrêtions les convois, nous cou-