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art, d’un certain nombre de données premières, absolument indispensables ; c’est un minimum de conditions dont le génie même ne dispense pas le poète ou l’artiste. Macaulay a dit avec raison qu’Homère réduit au langage d’une tribu sauvage, n’aurait pu se manifester à nous, et que Phidias n’aurait pas fait sa Minerve avec un tronc d’arbre et une arête de poisson. « L’objet de l’art, disait Joubert, est d’unir la matière aux formes, qui sont ce que la nature a de plus vrai, de plus beau et de plus pur. » Il y a donc un élément matériel dans tout art ; mais cet élément se spiritualise de plus en plus selon que l’on s’élève dans l’échelle des arts. « Que fait le poète ? Il purge et vide les formes de matière. » Pourtant il reste encore même dans la plus haute poésie une dernière goutte de matière, le son. Il faut que le poète s’efforce de faire briller la pensée à travers le son spiritualise. « Plus une pensée est semblable à une âme et plus une parole est semblable à une pensée, plus tout cela est beau. »

Aucun art, même le plus intellectuel, ne peut s’affranchir de ces données que lui fournit la matière. Par là on peut dire qu’il dépend dans une certaine mesure du progrès qui s’opère, non dans l’art lui-même, mais dans les facilités qui lui sont offertes pour dompter la matière et lui imposer les formes de son idée. C’est là que le perfectionnement est possible, c’est-à-dire dans telle science spéciale qui apporte son contingent au peintre ou au sculpteur, dans la partie technique des procédés, qui se perfectionnent, dans les instrumens, qui deviennent de plus en plus délicats et sûrs. Toutefois la part même de ce progrès n’est pas indéfinie. Quand une certaine mesure a été atteinte, les progrès ultérieurs de la science ou les inventions nouvelles dans les procédés n’intéressent presque plus l’art. La peinture a gagné évidemment quelque chose au progrès de la géométrie, qui lui a donné la perspective, de l’anatomie, qui lui a donné une science plus exacte du corps humain, de l’industrie, qui lui a donné le moyen de mieux fixer les couleurs avec l’huile. On ne voit pas trop ce qu’elle pourrait gagner à d’autres progrès des sciences. C’est à l’artiste de se perfectionner lui-même pour le reste ; on peut même dire pour certains arts que, dès qu’ils ont à leur service les élémens suffisans, ce qu’on pourrait appeler le strict nécessaire, c’est assez ; plus, ce serait trop. Il y aurait à craindre au-delà une facilité mécanique et pour ainsi dire une souplesse des instrumens, une docilité matérielle des procédés, qui pourraient égarer l’inspiration. C’est encore une pensée très fine de Joubert que la perfection d’un idiome n’est pas nécessairement favorable à la force ou à la beauté du style. Lorsque les langues sont formées, la facilité même de s’exprimer nuit à l’esprit, parce qu’aucun obstacle ne l’arrête, ne le contient, ne le rend circonspect, et ne le