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un opéra que ne l’eut fait Haendel ou Pergolèse. Qu’importe ? Cela donne-t-il la seule chose qui compte, l’idée ? Les moyens de l’art font des progrès, le génie de l’art n’en fait pas. Pourquoi cela ? se demande l’écrivain célèbre qui a introduit ici avec éclat, bien que sous une forme épisodique, cette grande question[1]. C’est que tandis que la science est le résultat du calcul et de l’expérience, qui multiplient sans fin leurs sommes, l’art est le résultat du sentiment et de l’imagination, qui ne s’accumulent pas et ne se transmettent pas ; en ce sens, il est quelque chose d’absolu, de non perfectible par conséquent. « En tous lieux, en tout temps où les données premières ne font pas défaut, l’art a pu atteindre sa perfection intrinsèque, et n’est-ce pas pour l’artiste une magnifique grandeur que d’appartenir à cette race où chacun fait sa noblesse soi-même, sans espoir de dépasser ses aïeux, mais avec la certitude de n’être pas dépassé par ses descendans ? » — À cette hauteur de vues, comme la trop fameuse querelle des anciens et des modernes paraît insignifiante, médiocre, mal engagée ! On voudrait supposer quel effet eût produit au milieu des subtilités laborieuses de Lamotte ou de Terrasson une sentence énoncée dans ces termes, où resplendit la raison : « Tous sont égaux dans la région où la grandeur existe. Dante ne détrône pas Eschyle, ni Corneille Shakspeare ; Molière n’anéantit pas Aristophane ; Beethoven ne fait aucun tort à Mozart. L’Idéal est l’idéal dans tous les milieux, dans toutes les langues. Là où il n’y eut pas d’idéal, il n’y eut pas de grandeur réelle. Là où l’idéal trouva l’expression digne de lui, il n’y eut pas d’hiérarchie pour ce poète : il entra dans le cercle des égaux. Quiconque aura une grande somme de facultés équivalentes, quelque différentes qu’elles soient, peut y entrer à son tour… Par l’aile de la pensée, par l’instrument, quel qu’il soit, littérature ou musique, sculpture ou peinture, l’action de s’élever, c’est l’art, et quiconque s’élève réellement fait tout ce que l’homme peut faire à lui seul. »

Cette puissance de l’art est l’éclatant témoignage de la virtualité humaine, mais en même temps (et c’est là le prodige) ce qui révèle l’espèce à son plus haut degré se manifeste dans une personnalité, celle du poète et de l’artiste, en un sens la plus inaccessible et la plus incommunicable des personnalités humaines. « L’artiste seul, le poète, peuvent dire moi, le savant doit dire nous. » Ce qui est au savant est aux autres, il donne tout ce qu’il a. Le poète garde tout pour lui seul, il ne peut rien communiquer de sa force ; mais aussi

  1. Voyez les premières pages de la Lettre d’un voyageur dans la Revue du 15 mai 1864.