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on n’y peut rien ajouter, tandis que toutes les générations antérieures ont travaillé pour augmenter celle du savant, « Isaïe, Eschyle, Homère, Dante, Shakspeare, sont de grands solitaires dont nous relevons tous, mais qui ne relèvent de personne. Ils sont nos souverains ; les savans sont nos frères. Ceux-ci peuvent nous rendre savans comme eux-mêmes, il ne s’agit que de les étudier ; vous étudierez en vain les grands artistes, vous pourrez les copier, vous ne leur prendrez rien pour cela. » Oui, cela est vrai d’une éternelle vérité : le savant, c’est l’initiateur ; l’artiste, c’est l’initiative. Le savant représente l’humanité au point où l’humanité peut s’élever sur ses traces ; l’artiste la représente à un point où lui seul a pu s’élever : il est l’individu humain à sa plus haute puissance.

Voilà l’élément inaccessible de l’art, et, en généralisant notre pensée, du génie, — car le génie, même appliqué à la science, suppose une force d’invention et un élan personnel par où il ressemble à l’art. Aussi, quelque goût que l’on ait pour les raisons d’ordre positif, doit-on reconnaître que jusqu’à l’heure présente ces hautes parties de l’humanité ont défié les explications de ce genre, et tout fait supposer qu’elles les défieront éternellement. Les uns ont pensé trouver le secret du génie dans le développement plus ou moins parfait des circonvolutions cérébrales, ou même dans un état morbide résultant d’une lésion, comme la folie. D’autres ont tenté de l’expliquer par l’accumulation de force et de lumières dans une race privilégiée, par une conjonction propice de l’évolution organique, du milieu intellectuel, du moment historique. Les derniers venus, comme M. Galton en Angleterre, M. Ribot en France[1], ont prétendu faire cette belle conquête au profit de l’hérédité en serrant la question du génie de plus près que leurs devanciers. Au fond de toutes ces théories s’agite obscurément la question du progrès dans l’art. En effet, du jour où l’on mettrait la main sur la loi certaine de ces grands phénomènes, sur l’antécédent physiologique qui les détermine, la science, en tenant la cause, deviendrait maîtresse des effets. Le génie ne serait plus qu’une affaire de combinaison bien préparée, d’accumulation d’élémens, une œuvre de chimie mentale, le progrès dans l’art un fait curieux de laboratoire physiologique, un cas particulier de sélection artificielle. Pure chimère ! les savans peuvent avoir comme les poètes leurs songes éveillés ; eux aussi parfois rêvent d’atteindre l’inaccessible.

Non, le génie n’est pas une résultante, à moins que vous ne mettiez dans la somme des principes composans une force centrale et

  1. Galton’s Hereditary genius. — L’Hérédité au point de vue psychologique, par M. Ribot. — Voyez l’étude de M. Papillon dans la Revue du 15 août dernier.