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d’une indépendance qui va jusqu’à une sorte de contradiction. S’il est vrai que certaines sociétés, comme la démocratie américaine expriment le dernier terme du progrès social, l’égalité de tous devant la loi, devant l’opinion, devant les mœurs, la culture intellectuelle et scientifique la plus étendue, la participation de tous à la création et au contrôle des pouvoirs publics, il a semblé en même temps à plusieurs témoins, très éclairés et très sympathiques d’ailleurs, qu’il s’y produisait des phénomènes inquiétans, la décroissance de la haute culture en raison même de la diffusion des lumières, l’absence complète de production esthétique, la diminution sensible de la grande originalité, la tendance manifeste à un certain niveau de médiocrité collective. M. de Tocqueville a écrit un chapitre bien curieux sous ce titre : « pourquoi un Pascal est impossible dans une démocratie. » On pourrait en écrire un autre sur ce sujet : « pourquoi le grand art baisse-t-il dans nos sociétés modernes à mesure que la science s’étend, que le bien-être se généralise, que l’égalité civile et politique pénètre de plus en plus dans les institutions et dans les mœurs ? » N’y a-t-il pas quelque loi qui règle ou explique ces coïncidences ? Ne serait-ce pas que les sociétés modernes, pressées de produire parce qu’elles sont pressées de vivre, sont portées d’instinct à préférer l’utile au beau, à sacrifier la perfection à l’abondance de la production ? Il semble bien que le bon marché dans l’art et dans l’industrie soit la loi démocratique par excellence, à laquelle tout se subordonne. Faire vite et beaucoup l’emporte sur le souci de faire bien. Une activité fiévreuse est l’instrument de cette production à outrance. La quantité illimitée des bénéfices faciles en est le stimulant. En même temps et sous le coup des mêmes influences se perdent ou se troublent les parties exquises et délicates du sentiment et de l’intelligence esthétique ; le goût s’émousse ; l’invention se répète et s’affaiblit ; l’art baisse et confine de plus en plus à l’industrie. La science théorique elle-même, la science désintéressée, la culture abstraite de l’esprit à la recherche des lois de la nature, tout cela est abandonné pour les applications immédiates et positives. Le nombre de ceux qui savent s’étend chaque jour ; la qualité des savans baisse. Serait-ce donc qu’il n’y a qu’une certaine somme d’intelligence inscrite par la nature au budget de chaque groupe humain, et que cette somme, répartie entre tous dans les sociétés démocratiques, ne peut plus se concentrer, se capitaliser, si je puis dire, en quelques cerveaux privilégiés ? On dirait vraiment que l’espèce entre en lutte avec l’individu, et que l’une ne peut s’élever sans que les hautes personnalités décroissent. L’idéal du progrès serait l’ascension simultanée de l’espèce et de l’individu, de l’espèce dans le bien-être, dans la science, dans