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transformé la planète qu’il habite en un immense organisme travaillant sans relâche pour son compte, par ses vents, ses courans, sa vapeur d’eau, son fluide électrique ?

La raison se confond, l’imagination se trouble dans ces splendeurs de l’avenir dévoilé ; mais enfin, quoi qu’on fasse, ce prodigieux développement des forces physiques humanisées à notre service, cette science illimitée créatrice d’un bien-être illimité, tout cela changera-t-il les conditions de la vie humaine dans l’ordre moral ? Nous ne le pensons pas. On assure que nos plaisirs s’accroîtront dans une proportion indéterminée et que nos souffrances diminueront. La faculté de souffrir, nous dit-on, en tant qu’elle peut servir d’avertissement, gardera toute sa force, mais la nécessité de souffrir diminuera infiniment. Enfin, par une meilleure coordination de nos actions, nous arriverons à une vie plus complète. Acceptons-en l’augure, sinon pour nous, du moins pour nos descendans ; mais un doute m’assiège : tous ces plaisirs accrus, ces occasions de jouir multipliées, ces occasions de souffrir devenues plus rares, cette intensité croissante de la sensation, tout cela fera-t-il plus de bonheur ? Qui peut le savoir ou le deviner dans les conditions nouvelles que créera cette transformation de notre vie ? M. de Tocqueville écrivait un jour à l’un de ses amis que, s’il était chargé de classer les misères humaines, il le ferait dans cet ordre : les maladies, la mort, le doute. Lequel de ces élémens disparaîtra dans la vita nuova rêvée par nos poètes de la science, par les utopistes de la toute-puissance de l’homme ? Est-ce le doute ? Mais les vérités positives ont-elles jamais dissipé les ténèbres de l’au-delà ? La tendance de nos savans semble être de les redoubler, de les épaissir, en déclarant que notre faculté de connaître expire aux frontières du monde visible, et que le progrès consiste à savoir ignorer scientifiquement. On nous conduit aux bords de l’immensité pour nous donner le vertige des abîmes et l’on nous ramène brusquement en arrière. — Est-ce la maladie qui cédera devant les précautions de l’hygiène future ou les inventions de la médecine ? Mais quand on découvrirait tous les jours des palliatifs de la souffrance mille fois plus actifs que le chloroforme ou des agens infaillibles contre la peste, cela empêchera-t-il l’hérédité physiologique des principes de la douleur, le trouble apporté dans l’organisme par les vices et l’intempérance, l’altération des organes sous le choc de mille causes extérieures, enfin la plus grave et la plus incurable maladie, l’usure de la vie, la mort enfin ? A moins d’étendre au-delà de toute borne l’existence humaine, comme l’a rêvé Condorcet, il faudra bien, même alors, que l’homme meure. Et s’il est si triste de mourir dans la condition actuelle de la vie, si nous disputons avec tant d’acharnement à la