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mort ce droit misérable et précaire de vivre qui n’est bien souvent que le droit de souffrir, si nous sommes tous comme le bûcheron de La Fontaine, demandant à reprendre notre fardeau dès que la mort veut nous en débarrasser, si lourde que soit cette corvée de jours sans joie, de nuits sans sommeil, de labeurs sans trêve et sans récompense, de deuils sans consolations, que sera-ce donc dans ce paradis terrestre reconquis par l’industrie de l’homme, où tant de bien-être abondera, où nos sensations seront comme multipliées par les occasions de plaisir, où toutes les forces physiques travailleront à notre félicité, où il faudra un jour quitter tout cela, tout ce qu’on a possédé, tout ce qu’on a aimé ? Quelle nécessité plus dure que jamais, quelle loi mille fois plus âpre qu’autrefois ! Quel désespoir de mourir, quand la vie aura été si pleine, si facile, comblée de tant de joies !

Tous ces biens terrestres, cet idéal du globe transfiguré, augmenteront indéfiniment le bien-être de l’homme ; ils n’ajouteront guère à son bonheur, n’ajoutant rien à sa sécurité. L’homme aura tout autant à craindre de la mort. Il aura de même à vivre toujours avec la passion. Or, s’il y a des découvertes possibles pour la souffrance physique, imagine-t-on qu’il y en aura dans les laboratoires de l’avenir pour la souffrance morale ? Toutes ces félicités matérielles, j’en ai peur, ne feront que multiplier les tentations de toute sorte, par là les occasions d’envier et de haïr. Il y aura toujours des misères, même dans ces Édens de l’avenir, parce qu’il y aura encore des vices. Il y aura des haines et des envies farouches, parce qu’il y aura des inégalités de conditions et de fortunes qui survivront par la force des choses aux inégalités artificielles du droit à jamais détruites. La paresse, l’égoïsme, l’imprévoyance, la prodigalité, n’abandonneront pas ce monde. S’imagine-t-on ce dernier miracle de l’industrie, d’élever tous les hommes indistinctement au même degré d’initiative, de capacité, de moralité et de travail ? — Et si les passions persistent entre les hommes d’une même nation, comment espérer qu’elles disparaissent entièrement entre les peuples ? Les peuples sont de l’étoffe dont les hommes sont faits, toujours prêts à l’emploi et à l’abus de la force. Que de fois l’humanité a recommencé ce beau rêve d’une civilisation universelle et pacifique ! Que de fois et combien cruellement ce rêve a été interrompu ! Les États-Unis de l’Europe pour préluder aux États-Unis du monde, l’état juridique commençant pour les nations, que de fois nous avons cru y toucher ! Ce que nous avons vu de nos jours, l’humanité le reverra souvent : des explosions de barbarie au milieu d’une ère de civilisation, de paix, d’industrie ; des guerres atroces succédant brusquement à des hymnes de fraternité universelle ; l’impossibilité