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sera, comme Werther, sacrifié à la gloire d’un époux non moins irréprochable qu’ennuyeux.

La Nouvelle Héloïse est de 1761. Werther parait en 1774. Qu’est-ce que Werther ? Les définitions auront beau se multiplier, elles n’épuiseront jamais un tel sujet, les passions et les infortunes de l’individu pris à partie étant cette fois le cas de toute une génération. Au commencement étaient les princes et les rois ; la littérature ne s’adressait qu’à cette sorte de personnages, vivant et se mouvant dans l’atmosphère et les passions de leur propre monde. D’un contraste entre l’aspiration et le pouvoir voulu pour arriver à la satisfaire, entre cette lutte si tragique du dedans et du dehors, nulle apparence ! Même en étendant son cadre, la littérature reste aristocratique, et ses acteurs sont tous gens de qualité que leur naissance et leur richesse élèvent au-dessus des misérables servitudes de la vie. Le siècle change, et la contradiction brusquement surgit. Voici un homme que ses facultés poussent vers les sphères supérieures, un homme tout intelligence et sympathie, qui sent vivre en soi l’univers, et que sa pauvreté condamne à ne remplir que des emplois subalternes. Attelé à son ingrate besogne, exclu de la société par le manque du nécessaire, il met toute sa destinée dans la possession d’une jeune fille, et ce trésor, le premier qui passe s’en empare, et de telle façon que lui-même est obligé de reconnaître au nom de la morale, du droit, de la raison, que son rival fera en somme un meilleur mari et rendra Charlotte plus heureuse. Quel secret chercher là-dessous ? L’amour et le mariage sont-ils incompatibles ? Le cœur a-t-il cessé de s’entendre avec la tête, l’individu va-t-il déclarer la guerre à la société ? Ce qu’il y a, c’est que la crise approche, c’est que le vieil édifice du passé craque et s’effondre. Attendez un peu, et les distinctions de classes, les préjugés de toute sorte vont disparaître sous les ruines sanglantes d’où sortiront plus tard les conquêtes de la révolution. Songeons à cet état d’anxiété mortelle qui dans la nature précède l’orage, représentons-nous ce fiévreux tressaillement, cette stupeur croissante des animaux annonçant de loin le tonnerre : Werther est la poésie du pressentiment, comme René sera la poésie du désenchantement. Entre ces deux types, il y a un monde.

Ainsi qu’elles ont leurs troubles de la veille, les grandes catastrophes humaines ont leurs troubles du lendemain : après l’assaut furieux, l’abattement. Tant de commotions gigantesques n’ont pu réussir à mettre le pauvre cœur humain en équilibre ; tous ces beaux rêves d’égalité, de liberté, se sont engloutis dans un déluge de sang et d’épouvante ; on partait pour la conquête des droits de l’individu, on est rentré avec le despotisme. L’enfant du siècle, nous le