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revoyons, mais combien changé, pâli ! des rides sur le front, les poings crispés, l’ennui et le désœuvrement l’accablent. Exclu de cette société nouvelle, qu’il maudit, n’y trouvant point sa place, il ira seul errer parmi les tribus sauvages des Indiens. Werther est un songeur, un fantasque, mais son délire est d’un précurseur. Organisation maladive, que la fièvre de l’inconnu travaille et consume, il a le mal de l’avenir, et ce mal-là n’a rien de commun avec la mélancolie, produit spécial d’un temps qui désespère et se résigne. Le grand mélancolique, le misanthrope, c’est René. Près de lui, Alceste n’est qu’un raisonneur. Alceste ressemble à Boileau plus qu’on ne pense ; sa misanthropie est, de même que la poésie de l’auteur du Lutrin, une simple affaire de raisonnement. Mettez un parfait galant homme aux prises avec l’esprit de cour et de salon, que sa brusque franchise ait maille à partir avec les mille petites perversités de la vie mondaine, et vous avez le personnage de Molière : un admirable original, l’unique de son espèce dans la société de son temps, et ne tirant le trait de son caractère que des rapports particuliers de son existence. Alceste ne hait les hommes que parce qu’il est jaloux de sa maîtresse, et le jour où Célimène aura cessé d’être coquette il ne sera pas plus misanthrope que vous et moi. René au contraire est le misanthrope de tempérament :


Atlas leur répondit : C’est que je porte un monde ! ..


L’espèce de mélancolie qui se déclare au commencement de notre siècle ne porte en soi le caractère ni d’un mal individuel ni même d’une maladie naturelle. C’est une épidémie cosmopolite affectant les formes de ces contagions d’origine religieuse qu’on observe si souvent dans l’Europe du moyen âge. Le siècle s’ouvre à peine, et déjà son immense capital d’activité n’est plus à lui ; un homme dispose de sa volonté, de sa puissance. On dirait que l’ère qui vient de naître ait voulu se décharger de tout en s’incarnant dans Bonaparte, pour retomber sitôt après sur elle-même, alanguie, énervée par ce suprême effort. Alors les inquiets, les désœuvrés, entrent en scène, perturbateurs, non pas, mais trouble-fêtes. Nommez-les René, Obermann, peu importe ; ils sont légion. En tête du défilé marche René. Il a l’égoïsme, l’orgueil et l’incommensurable outrecuidance du grand mélancolique moderne, il en a les infatuations, les humeurs sombres, les colères et les caprices, et résume admirablement par leurs petits, méchans et vilains côtés tant de mystificateurs illustres qui se sont moqués de leur époque. Sans cela, comment cette variété du type eût-elle jamais atteint le degré d’influence que nous la voyons encore exercer aujourd’hui ? De quoi se compose en effet ce