Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 108.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

roman d’une trentaine de pages toutes d’accusations et d’amertumes contre soi-même ? Évidemment le personnage de René ne se montre là que d’une façon fragmentaire ; nous n’assistons dans ce chapitre qu’à la première période de la maladie, et, pour bien voir et bien comprendre l’ensemble des choses et du caractère, c’est à nous de nous aider de l’imagination et d’y mettre, comme on, dit, un peu du nôtre. Je ne prétends pas rendre un auteur responsable des moindres paroles de son héros ; cependant rien n’est dans René qui ne soit dans Chateaubriand à son début, et Chateaubriand vieilli. possède en propre des trésors de rancune et d’animosité dont René lui-même ne se doutait pas. Les lettres écrites de Rome au sujet de Mme de Beaumont dépassent peut-être pour la férocité du sentiment le langage du frère d’Amélie à sa bien-aimée Céluta. Quand je compare Voltaire à ce chrétien, je me demande lequel des deux est le satan. Sans aucun doute Voltaire fut un grand hérétique, mais Chateaubriand est un inhumain. Impitoyable pour les choses, le défenseur de Calas et de Sirven eut toujours des entrailles pour ses semblables ; même pour les femmes qui le trompaient, il fut doux et clément, tandis que l’autre, envers celles qui l’adoraient, fut atroce.

Nous avons naguère, à propos de l’auteur de Caïn et de Manfred[1], noté certains travers de cette époque, où les plus célèbres s’évertuaient à passer pour les plus méchans. Chateaubriand eut comme les autres ce glorieux prestige du maudit, de l’être qui traîne après soi d’insondables mystères de fatalité, et le pire, c’est que dans son jeu tout ne fut pas grimace, et qu’il avait au fond de sa nature un véritable instinct de destructivité. Lord Byron y mettait au moins de la franchise. A la société qui l’accusait de tous les vices et de toutes les infamies, il criait : « Je suis le diable, » et montrait le pied de cheval ; mais faire marcher ensemble le christianisme et René, persuader aux gens que ces pages d’un raffinement de perversité qui révolte devaient servir à l’édification des âmes, quelle ironie et quel tour de force ! Ce livre, dans la pensée de son auteur, n’a qu’un but, qu’un intérêt, prêcher le rétablissement des cloîtres, unique et suprême refuge contre certaines aberrations du cœur. Il fallait un prétexte, et c’est le génie de Chateaubriand bien plutôt que le génie du christianisme qui l’aura trouvé. Deux courans sont là qui se combattent : réaction religieuse d’une part, et de l’autre la poésie du siècle, l’esprit de la révolution, venu sans qu’on le demande et forçant la porte au mysticisme. Rousseau ne

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1872, notre étude sur Lord Byron et le byronisme.