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leur convient, et se refusent à comprendre que, quand le grand propriétaire n’est plus rien dans l’état, il se console du suffrage universel et de l’universelle égalité en se donnant le plaisir d’être maître chez lui, comme le charbonnier dans sa cabane ?

Ce qui occupait et préoccupait davantage le gouvernement provisoire, c’étaient les menées de l’Internationale dans quelques grandes villes, et en particulier dans cette intelligente, opulente et industrielle cité de Barcelone, la seconde capitale politique de l’Espagne. Les doctrines de la plus dangereuse des associations y avaient tourné bien des têtes, séduit bien des esprits qui la connaissaient mal encore, et n’ont été édifiés sur son compte que par les hauts faits d’Alcoy et de Carthagène. En attendant que l’heure du désenchantement fût venue, ses missionnaires ensemençaient à pleines mains les cerveaux brûlans et féconds de la Catalogne, et prenaient un empire redoutable sur des volontés âpres, promptes à passer de la théorie à l’action. Madrid, qui n’est pas une ville de fabriques et d’ouvriers, était beaucoup moins travaillée par cette propagande d’origine étrangère. Il est vrai qu’un jour on eut la surprise d’y voir paraître un petit journal intitulé les Descamisados (les sans-chemises) qui prêchait le partage des biens, les mariages libres et la glorification de la chair. Un poète anonyme y appelait de tous ses vœux le beau jour où les opprimés feraient couler par torrens le sang de leurs oppresseurs, se vengeraient de leurs longues humiliations en contractant des unions libres avec des duchesses, et où lui, poète, goûterait le plaisir plus savoureux encore de pendre à une lanterne son propriétaire. Cette prose et cette poésie ne furent pas prises au sérieux, elles ne troublèrent le sommeil de personne. On ne tarda pas à découvrir que le libelliste anonyme était un fervent conservateur qui avait beaucoup plus de chemises que de scrupules. Il avait jugé son procédé de bonne guerre, et voulu faire pièce à la république par une réduction à l’absurde.

Madrid assurément n’était pas tranquille ; mais il était moins troublé par des ouvriers en grève que par les cesantes, ou les gens sans places qui en demandaient. On ne pouvait satisfaire tous les quémandeurs, et il n’était pas facile de réduire à la raison ces socialistes de l’emploi, qui se persuadent que le budget a été inventé pour les nourrir. C’est une rude tâche pour un gouvernement naissant que la distribution de la curée. Gants jaunes ou doigts calleux, le roi ou la république a fort à faire d’emplir toutes ces mains tendues, d’assouvir toutes ces faims ; sur quatre solliciteurs, on fait, comme dit le proverbe, trois mécontens et un ingrat. Les mécontens de Madrid clabaudaient beaucoup ; ils menaient grand bruit, remplissaient la ville et les faubourgs de leurs doléances ou de leurs