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M. Albert Lemoine. Sous ces deux guides diversement remarquables et dont les qualités se mariaient heureusement, les traditions de Cousin et de Jouffroy furent renouées et rajeunies : une nouvelle génération de maîtres distingués fut acquise à l’Université, et c’est d’elle que nous viennent aujourd’hui nos meilleurs professeurs. Dans cette période, ce fut encore le spiritualisme de Jouffroy et de Biran qui inspira les maîtres et les disciples, associé chez quelques-uns au sentiment chrétien, de la nuance tendre et raffinée que représentait naguère parmi nous le regrettable père Gratry.

C’est en 1863, à l’époque où M. Duruy rétablissait l’agrégation de philosophie, service que les amis de la pensée libre ne doivent jamais oublier, c’est alors, dis-je, qu’apparaît l’origine du mouvement philosophique que nous avons à étudier. C’est dans cette agrégation que se manifestèrent les talens nouveaux qui dirigent aujourd’hui l’enseignement philosophique de l’École normale, et qui sont appelés à exercer une grande influence sur l’avenir de la philosophie universitaire ; mais pour bien comprendre ce nouveau mouvement il faut retourner en arrière et remonter un peu plus haut.

Parmi les écrivains philosophiques qu’avait suscités l’initiative ardente de M. Cousin, il en était un des plus éminens que l’opinion plaçait dans son école, mais qui lui-même s’en tenait à distance, et ne se comptait pas au nombre des disciples de l’école éclectique. C’était le savant et profond auteur de l’Essai sur la métaphysique d’Aristote. Ce travail tout historique ne paraissait pas devoir indiquer un chef d’école ; quelques pages d’un grand caractère, mais rapides et obscures, formant la conclusion de l’ouvrage, laissaient à peine entrevoir à quelle direction philosophique l’auteur appartenait. Cependant l’esprit souffle où il veut. Ces quelques pages suffirent pour enflammer l’esprit et l’imagination d’un jeune philosophe, M. J. Lachelier, que bientôt un commerce philosophique plus intime devait unir au maître. Plus tard, M. Ravaisson donna un développement plus large et plus riche à ses idées dans son Rapport sur la philosophie au dix-neuvième siècle, travail original et puissant qui excita une vive admiration dans la jeune université. Enfin, président de l’agrégation de philosophie, comme l’avait été M. Cousin, il exerça naturellement et sans effort une grande influence sur de jeunes esprits qui durent se teindre et s’imprégner de ses couleurs. Cette influence au reste était d’une nature toute différente de celle qu’a si longtemps exercée M. Cousin. Celui-ci était un esprit excitateur, mais dominateur ; il enflammait, mais il gouvernait. M. Ravaisson a une action moins directe et moins vive ; en revanche, il n’est pas à craindre avec lui que l’influence dégénère en domination. Il agit, s’il est permis de le dire, comme le dieu d’Aristote, qui