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philosophie ne se contentent pas de jeter ainsi des idées ; ils les prouvent par des raisons propres, ils les défendent contre les objections par des argumens précis ; ils en développent les conséquences par une analyse féconde. Prouver, discuter, développer, telles sont les trois conditions essentielles d’une méthode rigoureusement philosophique. J’avoue qu’avant de faire usage de ces procèdes, il faut être capable de penser, et la philosophie de M. Ravaisson est nourrie de fortes pensées ; toutefois ce ne sont que des matériaux, matériaux précieux qu’il ne daigne pas tailler lui-même et qu’il abandonne avec une belle indifférence à leur incertaine destinée.

J’en dirai autant d’une autre idée que M. Ravaisson emprunte encore à Aristote et qu’il avance encore en passant. Comme Aristote, il distingue la cause efficiente et la cause finale ; comme lui, il accorde à celle-ci une très haute importance en philosophie ; il va même jusqu’à affirmer qu’au fond les causes efficientes se réduisent aux causes finales, et que celles-ci sont les seules causes rentables. On voit ici encore la gravité d’une telle doctrine. Tandis que les autres écoles contemporaines, s’appuyant ou prétendant s’appuyer sur les sciences positives, tendent à écarter la cause finale de la science et de la métaphysique comme un préjugé suranné, ce serait évidemment de belle guerre de reprendre l’offensive, et, creusant plus avant dans la pensée de nos adversaires qu’ils ne le font eux-mêmes, de leur démontrer que ce qu’ils appellent cause efficiente n’est en réalité que la cause finale elle-même, de même que ce qu’ils appellent matière n’est en réalité que force et esprit. Rien ne serait plus important, à la condition qu’au lieu d’une assertion nous eussions une démonstration, et c’est toujours ce qui fait défaut. Ce sont là des vues plutôt que des théorèmes. On peut penser les choses de cette manière, si on le veut ; mais on n’est pas forcé de les penser ainsi. Encore une fois, j’accorde que la dialectique n’est pas toute la philosophie, et même que le penseur est supérieur au dialecticien ; mais il faut être à la fois l’un et l’autre. La philosophie se compose de pensées et d’argumens. Les argumens sans pensées, comme dans la scolastique, sont « vides ; » mais les pensées sans argumens sont « aveugles, » pour emprunter à Kant la distinction célèbre qu’il applique à l’union nécessaire des concepts et des sensations.

Quoique le fond des idées de M. Ravaisson soit emprunté au péripatétisme, on peut dire que c’est un péripatétisme modifié et transformé par l’influence de Descartes, de Biran et même de Schilling. C’est la philosophie d’Aristote spiritualisée en quelque façon par le contact de là philosophie moderne. Le caractère général de cette philosophie depuis Descartes est de se placer au point de