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grand besoin. Les aveux de ses amis intimes pourront aussi venir au secours de l’insuffisance des siens.

Trop généralement on étudie Machiavel comme Aristote, Grotius ou Puffendorf, sans se préoccuper de son caractère, sans lire, si ce n’est du pouce, sa correspondance : on daigne faire une exception pour sa fameuse lettre à Francesco Vettori, connue seulement depuis soixante ans, et qui a porté un premier coup au jugement superficiel de Rousseau ; mais le reste, on n’en tient pas compte. Qui s’est arrêté par exemple à déchiffrer ces fragmens de missives qui laissent entrevoir des choses bien inattendues sur les mœurs de cette Florence dont Savonarole a été le Jérémie ? Les amis de ce Vettori et de Machiavel faisaient de singulières expéditions nocturnes dans Florence, et l’auteur des Discours sur Tite-Live comme du Prince s’arrête à en composer l’odyssée pour son honorable compère, onorando compare, ambassadeur de la république près du pape Léon X. Je crois qu’en matière de pareils désordres l’ancien secrétaire florentin est justifié par sa faiblesse avouée pour le beau sexe. Machiavel espère de Vettori une intercession puissante auprès des Médicis, et il l’amuse par ces peintures où la pudeur des éditeurs a donné d’indispensables coups de ciseau. À ce moment, Florence était plus païenne que Rome et Athènes ; vingt ans plus tard, on brûlait et on pendait pour les débordemens de cette espèce. Croit-on que des traits de ce genre soient indifférens quand on veut comprendre de quelle manière dans cette ville de plaisirs et de commerce on concevait la monarchie ou la république ?

Lit-on beaucoup les poésies de Machiavel ? On sait que les historiens de la littérature les ont condamnées comme prosaïques, et l’on passe outre, la conscience en repos : assurément, si l’on est dilettante, on n’a pas entièrement tort ; mais le moyen de connaître la causticité de ce Florentin le plus florentin de tous ceux qui cherchaient sur le Lung’Arno le soleil d’hiver ou sur les degrés de la Nunziata la fraîcheur des soirs d’été, si l’on ne connaît pas son poème inachevé de l’Ane d’or ou le prologue de la comédie de la Mandragola ? Machiavel était le roi des médisans dans la ville du monde où l’on a dit le plus de mal du prochain :


« Après avoir jadis occupé mon esprit à mordre tantôt celui-ci, tantôt celui-là je demeurai un temps assez tranquille, doux et patient,

« N’observant plus les défauts d’autrui, cherchant de quelque autre manière à trouver mon profit, en sorte que je me crus guéri de mon vice.

« Mais ce siècle méprisable et corrompu est cause que, sans avoir les yeux d’Argus, on voit toujours beaucoup de mal et peu de bien.

« C’est pourquoi, si je répands un peu de poison, bien que j’aie