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pel. Le public des Italiens n’est pas un public comme les autres, il sait fort bien se passer de nouveautés, mais il attend que les ouvrages qu’on lui représente soient bons et surtout que l’exécution marche droit. Il va sans dire que cette perfection dans l’ensemble exige beaucoup de temps, beaucoup de soins, et qu’on n’y atteint pas en changeant tous les soirs de spectacle ou en se proposant pour unique objectif le succès et l’apothéose de telle étoile d’occasion. Sous le régime qui nous gouverne, les représentations satisfaisantes se comptent ; le passage de Mlle Krauss nous en aura valu au moins quelques-unes. Gabrielle Krauss, au cours des diverses campagnes qu’elle était venue faire chez nous, avait marqué sa place au premier rang, et cette place est toujours la sienne. Assurément la voix n’a point gagné, tout au contraire, nous la retrouvons ce qu’elle était jadis avec quatre ans de plus, fatiguée, surmenée, avec des trous dans les registres, mais quelle âme d’artiste, quel foyer ! Cette fière musique du Trovatore, ignoblement travestie et vilipendée par les orgues des carrefours, a semblé tout à coup se redresser. Le sentiment, l’accent s’est retrouvé. Disons aussi que la cantatrice avait rencontré cette fois un baryton digne de lui donner la réplique. Déjà dans Rigoletto nous avions entendu M. Padilla, qui ce soir-là chantait le comte de Luna. Voix splendide, expression puissante et dramatique, c’est un tempérament d’artiste : pour le moment, il y met trop de zèle, sa fougue italienne l’emporte, mais quand il saura se régler, quand il se sera rendu maître et de sa voix et de lui-même, M. Padilla brillera parmi les meilleurs, car cet organe d’un métal, d’un timbre à toute épreuve, qui, dans l’attaque du grand duo avec Leonora, lance la foudre, ce clairon haut sonnant a parfois des douceurs et des tendresses dont jusqu’ici M. Faure nous avait paru posséder seul le secret.

Gabrielle Krauss est de la race des Frezzolini ; les cantatrices de cette sorte survivent à leur voix ; le diable-au-corps, le feu sacré leur tient lieu de tout. Impossible de mieux saisir l’effet tragique, de frapper plus fort et plus juste ! Dans la scène du Miserere, vous êtes empoigné comme s’il s’agissait d’une pièce de Shakspeare, vous sympathisez avec la situation comme si vous la compreniez, — et l’avez-vous seulement jamais comprise, cette situation ? Quant à moi, j’y ai depuis longtemps renoncé, ce qui ne m’empêche pas de reconnaître que le Trovatore est un mirifique poème d’opéra. Tout ce qui constitue le mérite et l’attrait du genre se voit en effet réuni dans ce modèle des scénarios. Il y a là des sorcières et des bûchers, des bohémiens qui battent l’enclume et des moines qui psalmodient ; quel tyran plus farouche que ce comte de Luna, quelle femme plus persécutée que cette jeune princesse gémissante au pied de la tour du nord où va mourir en soupirant sa cantilène le plus triste des amans et des ménestrels ! Il ne manque à ce beau drame qu’un effet, un seul : le pont du torrent ; Meyerbeer l’a si bien compris, qu’il