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Il en faut prendre son parti et ne pas exiger d’un homme du XVIe siècle la persévérance et la correction de principes que l’opinion impose à ceux du nôtre. Il convient de le regarder d’un autre biais pour le voir à son avantage. L’idéal de Machiavel est ailleurs. Qu’on se reporte à la plus connue de ses lettres à Vettori : aux vulgarités de sa vie dans la campagne de San-Casciano succèdent les heures des nobles méditations, à l’homme sceptique et insouciant le politique et le penseur. Le soir venu, entrant dans son cabinet, il laisse ses vêtemens de paysan souillés de boue, se couvre d’habits royaux, — il avait souvent négocié avec des rois, — le voilà parmi ses chers et augustes anciens ; avec eux, il se nourrit « de son véritable aliment, de celui pour lequel il était fait, » c’est-à-dire des hautes considérations de la politique. Il était né pour cette science, et c’est pour elle qu’il a travaillé, qu’il s’est dévoué, qu’il a méprisé la fortune et le bien-être, lui que ses goûts rendaient si sensible sur ce point. « Durant quatre heures, je ne me sens aucune fatigue, j’oublie toute peine, je ne crains pas la pauvreté, je ne suis pas effrayé de la mort. » Dira-t-on qu’il manque d’un idéal vrai, d’un enthousiasme sincère ? On doit préférer que le courage, que l’oubli de l’intérêt personnel, que le mépris de la pauvreté et de la mort, soient mis au service d’une inébranlable conviction et, si l’on veut, d’une doctrine politique plus constamment honnête ; mais ce dévoûment à la science est assez beau, cette admiration du gouvernement romain, — car il ne s’agit pas d’autre chose, — est assez pure, et si l’on pénètre à fond les mobiles de tous les républicains de ce temps-là on ne trouve pas entre ceux-ci un seul à qui il doive céder pour le désintéressement et fort peu qui aient professé des principes plus humains.


II

Un goût prononcé pour le paradoxe, un singulier mépris pour l’espèce humaine, des besoins peu conformes à sa position de fortune, voilà donc le caractère de Machiavel. Voyons maintenant quelle a été la carrière d’un tel homme au milieu des circonstances les plus difficiles et les plus impérieuses. Nous trouvons à cet égard, soit dans les documens longtemps inédits, soit dans les recherches nouvelles de l’érudition, soit dans sa correspondance trop négligée, des lumières qui permettent de reconstituer sa biographie et de lire avec certitude sa pensée dans ses œuvres les plus célèbres.

Quel a été son rôle durant le gouvernement populaire qui a été le régime de Florence de 1494 à 1512 ? Il fut témoin des quatre années d’agitation qui marquèrent le passage de Savonarole dans la république, et ce spectacle détermina sans doute son choix entre les divers partis. Sa politique est tout simplement une réaction