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l’on ne sait à quoi s’en tenir sur les dispositions morales des deux époux, au moment où tous deux concluaient librement une si fatale union. Comment l’homme d’Angleterre le plus indépendant, le plus capricieux dans ses goûts et le plus mobile dans ses résolutions, se laissa-t-il enchaîner par un lien si pesant à l’âge où une précoce expérience de la vie semblait devoir le défendre contre toutes les surprises? Comment une jeune personne d’un caractère réservé, sérieuse et réfléchie, engagea-t-elle si légèrement sa foi sans qu’aucune illusion lui fût permise sur des défauts trop connus du public pour être ignorés d’elle? Au fond, miss Milbanke, quoique en apparence moins pressée, témoigna plus de bonne volonté pour le mariage que son futur mari. Peut-être ne se souvint-elle point assez plus tard qu’il eût dépendu d’elle d’échapper à cette alliance, et qu’en l’acceptant après deux années de réflexion elle avait paru la désirer plus que la craindre.

Un an avant de se marier, lord Byron écrivait dans son journal : « Si je suis sincère avec moi-même, chaque page devrait réfuter et contredire la page précédente. » Cet esprit violent et malade, mais trop clairvoyant et trop fier pour se tromper ou pour se flatter, savait mieux que personne de quel tissu de contradictions se composait son existence. Amitié, amour, plaisir, succès, gloire, tout avait pour lui son prix à certaines heures, mais sans qu’aucune impression fût assez durable pour te préserver du dégoût et de la satiété. Les êtres qu’il aimait le mieux, auxquels il avait donné, dont il avait reçu le plus de témoignages d’affection, il les abandonnait ou les voyait partir sans un regret, quelquefois même avec joie, comme si leur éloignement le délivrait d’une importunité. Tout jeune, il fuyait volontairement son pays, sa mère, sa sœur, ses amis, pour entreprendre un périlleux voyage. Au bout de deux ans, le retour le laissait aussi indifférent que le départ l’avait trouvé froid. A travers les champs de bataille de l’Espagne, dans les défilés des montagnes peuplées de guérillas, au fond de l’Epire, à la cour barbare d’Ali-Pacha, sur les bords de l’Achéloüs, au milieu des forêts de l’Acarnanie, au pied des rochers de Delphes et du Parnasse, le fidèle Hobhouse l’avait suivi; lui-même rendait justice aux qualités de son compagnon de voyage, et cependant il poussait un soupir de soulagement lorsque, s’étant fait débarquer à l’île de Zéa pendant qu’Hobhouse continuait sa route vers l’Angleterre, il se retrouvait enfin seul, sur une terre inconnue, parmi des étrangers. Ce qu’il aimait la veille lui déplaisait le lendemain; un besoin continuel de changement et d’excitation le portait d’objet en objet sans qu’il pût s’arrêter à aucune habitude ni subir aucune contrainte. Un jour, il s’enfermait dans sa chambre, écrivait du matin au soir, fiévreux, agité, en proie au démon poétique; le lendemain, las de l’activité de