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important, a tout l’air de l’ignorer. Le silence absolu des épîtres aux Philippiens, aux Éphésiens, aux Colossiens, des épîtres dites pastorales elles-mêmes, quelque opinion que l’on ait de l’authenticité de ces écrits, le silence non moins complet de l’Apocalypse, que tout portait à en parler, demeure pour nous incompréhensible. Il n’est pas moins surprenant que l’un des plus anciens garans de la tradition contestée, l’évêque Denys de Corinthe, affirme comme la chose du monde la plus simple que son église et celle de Rome peuvent se glorifier d’avoir eu toutes les deux Pierre et Paul pour fondateurs. Pourtant il est très certain que Pierre n’eut rien à faire avec la fondation de l’église de Corinthe ; mais l’évêque Denys aurait-il osé invoquer avec cet aplomb un fait contraire à l’opinion générale ? Il faut donc expliquer comment une telle tradition a pu se former et acquérir promptement le caractère catholique ou d’adoption universelle.

Deux circonstances très importantes auraient dû entrer plus qu’elles ne le font en ligne de compte dans la discussion que M. Renan consacre à élucider cette obscure question. C’est d’abord l’extrême facilité avec laquelle des traditions d’apparence très positive se formaient sur des bases très fugitives, très vagues, au sein d’églises fréquemment dispersées par la persécution et dont le personnel, après la reconstitution, différait notablement de celui qui les composait auparavant. Alors surtout l’imagination poétique, le goût du symbole, le penchant au mythe, jouaient un premier rôle. La chaîne des souvenirs directs avait été rompue, quelques réminiscences peu précises avaient seules échappé à la destruction ; c’est là-dessus que l’imagination travaillait. La complaisance des âmes pieuses pour les suppositions qui flattent leurs croyances est infinie, et cette observation suffit déjà pour expliquer comment à Rome non-seulement, mais encore en Grèce, en Égypte, en Asie-Mineure, en Palestine, partout où il y eut des communautés importantes souvent battues par l’orage, il naquit un si grand nombre de légendes dont aujourd’hui tous s’accordent à reconnaître la nature apocryphe. La seconde circonstance que nous tenons à rappeler et qui vient se greffer, pour ainsi dire, sur la première, ce fut l’habitude, encouragée par la lecture de l’Ancien-Testament, d’identifier les partis et les tendances avec leurs chefs reconnus. Toutes les fois que nos habitudes plus précises nous feraient dire « le parti de Pierre, » ou « les disciples de Paul, » le langage chrétien du temps disait simplement «Pierre » ou « Paul. » Si à Corinthe cette confusion est parachevée vers l’an 170, avec quelle facilité plus grande pouvait-elle s’opérer à Rome, où les origines étaient bien plus obscures, où, — l’épître aux Romains en fait foi, — les deux tendances chré-