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puis en se voyant forcé de faire la guerre au peuple juif, tandis que les chrétiens restaient spectateurs, non pas indifférens, mais pacifiques, d’une révolte religieuse au moins autant que politique, Néron fit plus que tout autre, plus que saint Paul lui-même, pour couper l’espèce de cordon ombilical qui retenait encore la religion nouvelle au giron qui l’avait enfantée. Circonstance à bien noter : c’est très insensiblement que ces conséquences se firent valoir. Rien ne démontre mieux l’existence d’une logique latente des idées générales engendrées par les événemens que la divergence à peu près inconsciente, mais toujours plus marquée, qui s’établit depuis lors entre le juif et le chrétien. Dans les documens remontant aux années qui suivent de près la ruine de Jérusalem et du temple, on ne voit aucune trace bien claire de ce raisonnement, qui nous paraît aujourd’hui si simple : les faits prouvent que Paul avait raison, le temple est détruit, la loi est devenue impraticable dans ses prescriptions rituelles les plus impérieuses; pourtant l’Évangile subsiste et n’a reçu aucune atteinte : donc ne nous occupons plus de la loi, qui est morte, ni de ses exigences, qui sont périmées. C’est lentement, sous l’influence pénétrante, mais inaperçue, des faits accomplis, que le point de vue de la majorité chrétienne changea. C’est peu à peu que l’église chrétienne se transforma sans s’en rendre compte, se croyant même toujours identique à ce qu’elle avait été aux premiers jours, et devint ce qu’il fallait qu’elle fût pour conquérir le monde ancien. Voilà comment Néron l’antechrist se trouve avoir été le plus puissant ouvrier de l’édifice élevé à la gloire du Christ.

M. Renan parle quelque part « du grand artiste inconscient qui semble présider aux caprices apparens de l’histoire. » J’avoue sans difficulté que, s’il était possible de s’arrêter à cette conception d’une force suprême, intérieure aux choses, qui, sans savoir ce qu’elle fait, nous donne à chaque heure de la durée les spectacles les plus étonnans et les plus imprévus, il serait infiniment plus facile de comprendre les horreurs, les monstruosités qui figurent dans le drame universel. Il est possible, à ce point de vue hégélien, de concevoir que des fous furieux comme Néron, que d’odieux scélérats comme Tigellin, que des esprits passionnés, étroits, pleins de fiel comme l’auteur de l’Apocalypse, servent d’acteurs et de décorateurs aux tragédies de l’histoire ; mais comment pourrions-nous en rester là? Comment ne pas sentir l’aiguillon qui nous pousse bon gré mal gré à une conception plus haute encore? Comment admettre que cette logique interne, si rigoureuse, si fidèle à elle-même, procédant à coups sûrs par des voies pour nous si étranges, comment admettre que tant d’esprit soit aveugle, et par cela même inférieur à notre pauvre petite logique, dont au résumé le seul talent réel consiste