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CARRIE
SCÈNES DE LA VIE AMÉRICAINE[1]


I.

En 1858, on la considérait à Fiddletown comme une très jolie femme. Elle avait une profusion de cheveux châtain clair, une taille bien faite, un teint éblouissant et une certaine grâce languissante qui pouvait passer pour de la distinction. Elle s’habillait toujours avec goût, à la dernière mode de Fiddletown. Elle n’avait que deux défauts : l’un de ses yeux de velours, examiné de près, louchait légèrement, et sa joue gauche portait une imperceptible cicatrice creusée par une goutte de vitriol, la seule heureusement de toute une fiole qui eût atteint le joli visage qu’une main jalouse voulait défigurer à jamais. Or, quand l’observateur avait étudié les yeux assez longtemps pour en découvrir l’irrégularité, il était généralement hors d’état de formuler la moindre critique ; quelques-uns prétendaient même que la cicatrice de sa joue rendait plus piquant son sourire. Jack Prince, le jeune rédacteur en chef de l’Avalanche de Fiddletown, alla jusqu’à soutenir que c’était une fossette exagérée ; au colonel Starbottle, elle rappelait les mouches provocantes du temps de la reine Anne, et surtout certaine métisse de la Nouvelle-Orléans dont il parlait comme de la plus belle des femmes, et qui s’était fait elle-même, disait-il, une balafre allant de l’œil droit au menton.

Presque tous ceux qui composaient la société masculine de Fiddletown avaient été amoureux d’elle ; dans ce nombre, la moitié environ se croyait payée de retour, exception faite peut-être de son

  1. An Episode of Fiddletown and other sketches, by Bret Harte ; 1873.