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est plus facile à soulever en Angleterre qu’en France, car les révolutions, en provoquant des mouvemens en sens divers à la surface des sociétés, protègent d’ordinaire ce fonds obscur, impénétrable, où dorment les traditions. Un pays pourrait être conquis et reconquis plusieurs fois sans qu’on eût le temps de rien changer à son administration, à ses municipalités, à la procédure de ses tribunaux. Or les révolutions ne sont quelquefois pas autre chose que des conquêtes du pouvoir exécutif. Mill, en suivant le cours de ses pensées et sous des influences que sa biographie nous permettra d’analyser, s’est laissé entraîner aux extrémités les plus hasardeuses en matière de morale sociale; cependant il faut lui rendre cette justice qu’il n’a jamais désiré des réformes qui ne fussent l’œuvre consentie de la raison et de l’intelligence : il avait une horreur sincère pour la force, dont les œuvres ne sont le plus souvent qu’éphémères. Il était mécontent, et plus que de raison, de son temps, de son pays, de ses contemporains; pourtant il n’avait rien d’un révolutionnaire vulgaire. Il était beaucoup plus irrité de la stupidité des hommes que de leur méchanceté; son opposition était plutôt du désenchantement que de la révolte. Il n’avait pas l’esprit de parti, se croyant naïvement supérieur en sagesse à tous les partis. Il aimait l’ouvrier, l’homme fort, fruste, inculte, comme beaucoup de mélancoliques aiment les enfans, qui caressent en eux l’espérance, l’humanité en fleur, la promesse de fruits plus doux que ceux qu’ont connus leurs lèvres ; mais il ne lui fût jamais venu à l’esprit d’exciter les ouvriers à la guerre sociale, de les mener à l’assaut de la royauté, de la vieille constitution. S’il y avait eu en lui un tribun, le logicien l’aurait tué; tout en s’irritant contre le lent mouvement des affaires humaines, il comprenait bien que la cause de cette lenteur est dans l’entendement. Ce n’était pas un homme d’esprit; c’était un esprit, et il ne parlait qu’aux esprits. On comprendra mieux ce génie bizarre, disproportionné, rempli de lacunes, et en même temps si profond, si puissant, quand on verra sous quelles influences il s’est développé. Sa biographie, écrite par lui-même et publiée récemment par sa belle-fille, nous en donnera pour ainsi dire la clé.


I.

Le premier mérite d’une confession est la sincérité : il n’y a peut-être pas d’homme, si humble qu’il soit, qui ne réussirait à nous intéresser, s’il nous racontait l’histoire de son âme et nous faisait assister au drame complet de sa vie. Nous vivons les uns au milieu des autres sans presque nous connaître, acteurs toujours affairés, toujours remplis de nous-mêmes. Qu’un homme nous montre en