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opinions qu’il soutint énergiquement, du moins pendant une période postérieure. » Il faut savoir que James Mill, le père du philosophe, était un malthusien passionné, un de ces économistes qui veulent régler la production de la population pour régler les salaires.

Il est singulier que, dans le long récit qu’il fait de son enfance, Mill ne parle pas un seul instant de sa mère : silence accablant, d’autant plus significatif que nous verrons plus tard se développer dans son cœur une sorte de culte pour la femme; sa nature, un peu raide, ne se détend que lorsqu’il parle de celle qui devint la compagne de sa vie. Il a, en parlant de celle-ci, des accens qui étonnent et qui font penser à ces amans célèbres qui ont chanté leur maîtresse. Il y a toute une partie de son livre qui aurait, ce nous semble, dû être écrite en vers, à moins que l’auteur n’ait cru que la muse poétique avait la réputation d’être trop menteuse, et n’ait voulu laisser aucun doute sur la sincérité d’un amour sans bornes, enthousiaste, à la fois sévère et chevaleresque.

Il faut croire que cette âme, si encline naturellement à la tendresse, ne connut point les joies si douces de l’amour maternel. Il fut élevé à la maison pourtant, mais uniquement par son père. Il était l’aîné; le système qui fut adopté à son égard était celui-ci : transporter dans l’enfance toutes les études de l’adolescence, forcer en quelque sorte l’intelligence, construire un homme du premier coup, lui donner sur ses contemporains une avance de vingt-cinq ans. Avec un enfant ordinaire, on risquait de ne produire qu’un monstre. Un penseur vigoureux pouvait seul appliquer un tel système; le père ne s’attacha qu’à développer dans le fils les facultés du raisonnement, sans s’occuper jamais de la mémoire ni de l’imagination. A l’âge de sept ans, il avait lu, sous les yeux de ce père, un grand nombre de livres grecs, tout Hérodote, les six premiers dialogues de Platon, sans grammaire, sans dictionnaire. Il ne commence le latin qu’à huit ans, et, pendant qu’il l’apprend, on le force à l’enseigner à une jeune sœur. De dix à douze ans, il lit Virgile, Horace entier, six livres de Tite-Live, tout Salluste, Térence, Lucrèce, Cicéron, l’Iliade, l’Odyssée, tout Thucydide, une grande partie de Démosthène, Anacréon, Polybe, la Rhétorique d’Aristote; j’en omets beaucoup d’autres. Il apprend en même temps l’histoire, mais comme une simple récréation; on lui donne peu de poètes anglais : son père détestait Shakspeare, et ne sacrifiait pas aux grâces.

A douze ans, l’éducation philosophique commence par l’Organum de Bacon, des ouvrages de scolastique, la Logique de Hobbes. Les leçons se continuaient à la promenade : chaque jour le père et l’enfant faisaient des excursions à pied; le professeur questionnait le fils sur ses lectures, le forçait à de longues expositions, l’embarrassait, lui posait des problèmes qu’au retour il devait résoudre par écrit.