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contre toutes les faiblesses, et avant toute chose contre le mensonge, qui est la pire des faiblesses. Est-ce à lui de blâmer ce père? Comme il glisse vite quand, parlant de ses frères et sœurs plus jeunes, il écrit : « Ils l’aimaient tendrement, et si je ne puis pas en dire autant de moi-même, je lui suis toujours resté loyalement attaché. » Voilà le cri du cœur! C’est la tendresse qui a manqué à cette jeune âme, — la tendresse du père, et cette autre tendresse que son œil aveuglé n’a jamais su deviner dans la religion, celle qui ignore les dogmes, les formules, les symboles, qui a des consolations pour toutes les douleurs, un baume pour toutes les blessures.

C’est assumer une responsabilité redoutable que de murer en quelque sorte de certains côtés l’intelligence enfantine. On peut admettre qu’un père n’enseigne point à son fils ce qu’il ne croit point lui-même; mais doit-il l’écarter entièrement du train ordinaire du monde, l’isoler, en faire un étranger dans son pays? On comprend bien, en lisant le curieux récit que Mill fait de son enfance, comment se forma ce caractère si remarquable à tant d’égards et pourtant toujours disproportionné, dissonant, marqué par une droiture sans justice, une logique sans tolérance, une rectitude éprise de chimères. Il est impossible à un homme supérieur de vivre entièrement pour soi : il lui faut un objet, un but, un idéal. Il fallait bien montrer un Dieu à cette âme active : on lui donna comme Dieu l’humanité; mais ce Dieu ne lui suffit pas toujours, et nous verrons qu’il en trouva un autre dans la personne d’une femme.

Deux adorations divisent en effet logiquement sa vie : la première fit de lui un économiste et un démocrate, la seconde un homme de sentiment, un socialiste, car c’est par le socialisme que Mill devait finir. Nous commencerons par l’économiste : nous l’avons vu à l’âge de douze ans étudiant avec son père la science qui doit renouveler les sociétés humaines; il vit dans la familiarité de Ricardo, de Bentham; il va avec son père faire de longs séjours dans la maison de ce dernier, à Ford-Abbey, dans le Somersetshire. La seule influence nouvelle qui s’exerce sur lui est celle de la France. A quatorze ans, il va passer un an dans le midi de notre pays avec le frère de Bentham, visite les Pyrénées, suit quelques cours à Montpellier. Toute sa vie, il devait rester sous le charme de la France : il se réjouit d’avoir pu respirer de bonne heure l’air chaud et léger du continent. Il se sentit toujours un peu étouffé dans son propre pays; l’urbanité, la sociabilité françaises l’enchantaient. Il se trouvait plus heureux au milieu de gens qui expriment naïvement leurs émotions, qui n’ont pas peur d’eux-mêmes. À ce propos, il a des mots d’une dureté terrible pour ses compatriotes : « chacun en Angleterre se conduit comme si tous les autres hommes étaient des ennemis ou des fâcheux. » A Paris, il passa quelque temps chez M. Say,