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et sur la logique dans les sciences morales, historiques et sociales. Il lui semble de plus en plus clair que le monde moral n’est pas soustrait à des lois certaines, uniformes, et que les méthodes qui ont servi à découvrir les lois du monde physique peuvent devenir l’instrument des doctrines morales et des codes politiques. C’est à ce moment qu’il tombe sur la Philosophie positive de Comte. Il lit avec avidité cet ouvrage et fait quelques emprunts au philosophe français. Il l’abandonna plus tard quand Comte, ayant terminé son œuvre critique, entreprit de fonder les lois d’un nouvel ordre social, car Mill, en dépit de certaines tendances socialistes, resta toujours individualiste. Son père avait mis en lui un germe libéral que rien ne put détruire. Il se révolta toujours, si démocrate qu’il fût, contre la tyrannie des masses; il était séduit par la pensée de donner une part directe à l’intelligence dans le gouvernement des sociétés; mais la papauté scientifique de Comte, aussi intraitable que la papauté catholique, l’effaroucha tout de suite; il redouta une sorte de tyrannie plus dangereuse que celle de la force. Comte, enfermé dans sa chambre de la rue Monsieur-le-Prince, vivait hors du monde; il se croyait naïvement le grand-prêtre d’une église invisible qui étendrait un jour son empire sur toutes les consciences et qui ne connaîtrait plus l’hérésie. Mill était plus près de la terre. Il comprenait que le gouvernement des hommes appartient aux plus habiles et aux plus forts : tous les temps, tous les siècles ont eu une science qu’ils ont crue parfaite; les savans n’ont pas plus aujourd’hui qu’autrefois le droit de prétendre à la puissance temporelle. Mill repoussait donc l’idée de la nouvelle hiérarchie, du mandarinat, que Comte voulait fonder. Il ne laissait pas toutefois de soupirer après des temps nouveaux où la politique serait moins grossière dans ses moyens, moins impure dans ses objets. Il n’eut jamais de rapports personnels avec Comte; ils furent quelque temps en correspondance; quand parut le Système de politique positive, il y avait déjà longtemps qu’ils ne s’écrivaient plus. Ce livre est, suivant les expressions de Mill, « le système le plus complet de despotisme temporel et spirituel qui soit jamais sorti d’un cerveau humain, sauf peut-être celui d’Ignace Loyola, — un système dans lequel le joug de l’opinion générale, manié par un corps organisé de professeurs et de maîtres spirituels, pèserait sur toutes les actions et, autant qu’il est possible, sur toutes les pensées de chaque membre de la communauté. »

Mill était devenu, après la mort de son père, le directeur de la Revue de Westminster ; il essayait en vain de faire du groupe des radicaux un parti puissant, un parti de gouvernement; il cherchait des hommes et n’en trouvait pas. La Revue le ruinait : il se résigna à la quitter en 1840 et à écrire dans la Revue d’Edimbourg,