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où il débuta par un article sur la Démocratie en Amérique, de Tocqueville. Il se décida aussi à publier enfin la Logique, à laquelle il travaillait depuis des années. L’apparition de ce livre fut un événement; le succès dépassa toutes ses espérances; on ferait des volumes avec les articles dont cet ouvrage a été l’occasion en Angleterre et dans tous les pays. Nous n’entreprendrons pas ici de le critiquer. Il sera intéressant de savoir quel jugement Mill lui-même porte sur son livre dans ses confessions. Il avoue n’avoir jamais compris la popularité de son œuvre; il ne se flatte point qu’elle ait laissé une trace profonde dans le monde philosophique. «La vue a priori, dit-il, des connaissances humaines ou des facultés de la connaissance continuera sans doute pour quelque temps à prédominer parmi ceux qui s’occupent de telles recherches en Angleterre et sur le continent; mais le Système de logique fournit ce qui positivement manquait, un traité de la théorie rivale, celle qui dérive toute connaissance de l’expérience, et toutes les qualités morales et intellectuelles de la direction donnée aux associations (d’idées ou de faits)... La notion que des vérités extérieures à l’esprit puissent être connues par l’intuition ou par la conscience, indépendamment de l’observation et de l’expérience, est, j’en suis persuadé, dans ces temps-ci le grand support intellectuel des fausses doctrines et des mauvaises institutions. A l’aide de cette théorie, toute croyance invétérée, tout sentiment intense dont l’origine est oubliée, peuvent se dispenser de l’obligation de se justifier par le raisonnement, et se garantissent, se défendent directement. Il n’y a jamais eu d’instrument plus propre à légitimer les préjugés profonds. Et la force principale de cette fausse philosophie en morale, en politique, eu religion, est empruntée à l’appel qu’elle est accoutumée à faire à l’évidence des mathématiques et des branches alliées des sciences physiques. »

Mill est allé chercher la philosophie intuitive sur le terrain où elle se croyait inexpugnable, et a tenté de démontrer que les axiomes, les vérités nécessaires, dites innées, n’ont pas d’autre source que l’expérience. Sans approfondir ici la théorie des axiomes, — et Mill confesse lui-même que la question de savoir « s’il a en réalité rempli son programme reste encore sub judice, » — voyons bien quel est son but lointain. Il veut déraciner ce qu’il nomme les préjugés, montrer que le sens intime, la conscience, ne valident aucune croyance. Tirez les conséquences de ce principe : le sentiment religieux puise sa force dans les faits religieux, mais ne les justifie pas; le sentiment national résulte de la division géographique des nations, il n’a aucune valeur intrinsèque, aucune vertu propre; le sentiment de la propriété personnelle, individuelle, ne prouve rien en faveur de ce genre de propriété. On