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en matière d’assistance publique, d’hygiène, d’éducation, de patronage des arts et des sciences, les fonctions de l’état tendent à s’élargir. Le traité de Mill est devenu populaire; il a fait infiniment plus de bien que de mal, car, pour quelques pages où le socialiste se devine plus qu’il ne se montre, il y en a un millier où l’économiste enseigne les plus utiles vérités. L’auteur, au milieu de son triomphe, était toujours mécontent; il voyait entreprendre d’utiles réformes, mais il se convainquait de plus en plus que les esprits ne se réforment pas. Il raconte naïvement les tourmens de son esprit; il sentait que les législateurs, les administrateurs, les réformateurs pratiques, n’ont guère de prise sur le fonds même de la vie humaine, sur les âmes, les consciences. Il était choqué de voir cette vieille société, qu’il jugeait sans foi, si peu occupée de se créer une foi nouvelle, si insoucieuse et si relâchée. « Je suis maintenant convaincu, écrivait-il, qu’il n’y a pas de grands progrès à espérer dans le sort de l’humanité, tant qu’un grand changement ne sera pas opéré dans les modes de penser. » Il rêvait une humanité de conscience morbide, comme était la sienne, travaillant à son salut, élevant son âme, non pas seulement imbue de l’esprit de vérité, mais aussi de l’esprit de charité, — une sorte de christianisme sans Christ, sans promesses célestes, n’offrant d’autre récompense à la vertu que la vertu même.

M. Taylor mourut en 1849; au bout de deux années de veuvage, Mme Taylor devint Mme Mill. Les grandes félicités se cachent : après son mariage, Mill continua de murer sa vie; bien peu de personnes ont eu le privilège de pénétrer dans cet intérieur, où régnait l’union la plus parfaite des esprits et des cœurs. Les amours tardives, longtemps gênées, qui ne fleurissent qu’à l’automne de la vie, sont craintives et comme frileuses. Mill était devenu un homme public, il ne s’appartenait plus tout entier; il était d’autant plus jaloux du temps qu’il pouvait donner à la vie domestique. Il voudrait nous persuader qu’il ne faisait plus que travailler sur les pensées que lui donnait son inspiratrice; pour la grandir, il se fait petit : il n’a jamais été autre chose que l’interprète de quelques grands esprits, de Coleridge, de Carlyle, de Comte, des Allemands, un médiateur; ses derniers ouvrages sont de sa femme plus que de lui ; il n’est qu’un raisonneur, elle a l’esprit intuitif, le génie original, divinateur. C’est elle qui a inspiré le fameux chapitre sur l’Avenir probable des classes ouvrières, elle qui lui a fait bien saisir que les lois de la production des richesses sont des lois fatales, mais que les lois de la distribution des richesses sont subordonnées à l’état social, à des institutions changeantes, — elle qui a mis le souffle socialiste dans les Principes d’économie politique.

Il était marié depuis cinq ans lorsqu’en 1856 il fut nommé, après