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que sorte cette vie singulière, qui est une critique continuelle du temps présent, des opinions à la mode, des croyances séculaires. Les Anglais, naturellement défians, enclins au doute, difficiles, entreront avec une sorte de plaisir dans le secret des doutes, des changemens, des tristesses d’une âme rebelle et mécontente. Ce n’est pas un vulgaire tribun qui leur parle, un orateur de carrefour, un déclamateur, c’est un ami discret, un compagnon de souffrance, un maître plus sévère pour lui-même que pour autrui, un amant sincère du vrai, un homme de bien. Comment s’en défier? Quels soins minutieux n’emploie-t-il pas pour se défendre contre l’erreur? Qui s’est mieux gardé contre les entraînemens de la foule, contre les illusions des castes, contre tous les mensonges? On reconnaîtra volontiers qu’il n’était pas fait pour se mêler à la troupe des politiques; mais ce reproche même nuira-t-il beaucoup à sa mémoire? A Oxford, à Cambridge, les jeunes générations liront ses livres et se croiront meilleures pour les avoir lus. L’influence déjà si visible de Mill grandira encore; il est difficile de la définir au juste et d’en marquer les limites. Il n’a pas donné, à proprement parler, à l’Angleterre un nouveau code politique et social; il lui a appris à ne pas se méfier des nouveautés, à les accepter comme le naturaliste reçoit une espèce nouvelle, avec une joie curieuse, à chercher quelque chose de juste, de vrai, de nécessaire dans toute nouvelle doctrine, à se méfier de ses méfiances, à combattre ses instincts, à aimer l’avenir et l’inconnu plus que le passé et le connu. Il a été injuste, on peut le dire, pour toutes les grandeurs d’imagination; il ne comprenait pas la poésie de l’histoire, il n’en voyait que les horreurs, ni la poésie de la patrie, il n’en apercevait que les défauts. Il avait trop de scrupules, trop de finesse en même temps que trop d’étroitesse. Il finit par avoir des illusions à rebours, car son analyse n’épargnait rien dans le passé, et il attendait trop du noir avenir. Si l’Angleterre en vient à douter d’elle-même, si une curiosité un peu maladive l’entraîne vers les révolutionnaires avant de la précipiter jusqu’à la révolution, la faute n’en sera sans doute pas seulement à Mill, mais il aura contribué pour une grande part à faire regarder comme une marque de supériorité l’éclectisme politique, l’ingratitude envers le passé, le dédain des traditions, le goût des utopies. Il servira longtemps de modèle et de guide à tous les esprits qui tiennent à se flatter d’être raisonnables au sein des chimères et conservateurs au milieu des ruines.


AUGUSTE LAUGEL.