Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

péenne. Le tsar a perdu son prestige aux yeux des Anglais, et c’est Napoléon III, si suspect naguère à l’opinion, qui s’est emparé de toutes les sympathies. Celui qui n’avait « ni position ni politique en Europe » est en train de devenir l’arbitre des destinées européennes. Voilà le sens des paroles de Bunsen et l’explication de ses tristesses.

La situation de M. de Bunsen à Londres était plus pénible encore que celle de M. Brunnow. Aux reproches des ministres anglais, M. Brunnow pouvait opposer les argumens tirés des manifestes de Saint-Pétersbourg ; on défend toujours assez bien une cause que l’on croit bonne. M. de Bunsen avait à défendre auprès de lord Clarendon une conduite qu’il était le premier à blâmer. Le 1er septembre 1853, dans une entrevue avec lord Clarendon, le ministre anglais lui dit : « La Prusse est la seule des quatre puissances qui, dans cette grande crise de l’Europe, ne montre pas une politique indépendante et résolue. Au début de la crise, la Prusse a donné les assurances les plus satisfaisantes sans qu’on les lui demandât… Puis est venue « la politique du silence. » On a donné pour excuse qu’il fallait prendre garde d’irriter la Russie. Or entre la politique du silence et la politique des paroles qui blesseraient la Russie il y a place pour une virile franchise, pour la libre manifestation de la vérité quand l’heure décisive est venue. Cela seul pourrait sauver l’Europe, cela seul est digne d’une grande puissance indépendante. C’est ainsi que l’Autriche s’est montrée dès le début, c’est ainsi qu’elle continue d’agir. On s’en irrite à Saint-Pétersbourg, on se répand contre l’Autriche en paroles violentes ; qu’importe ? L’Autriche s’est acquis par là l’estime du monde entier et la reconnaissance de l’Angleterre. Que fait la Prusse au contraire ? Le général de Rochow, votre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, était absent de son poste depuis cinq mois ; on l’y renvoie (lui qui est Russe de cœur et d’âme, tout l’univers le sait), on l’y renvoie juste en ce moment pour offrir des hommages au tsar. N’est-ce pas vouloir l’affermir dans des idées inadmissibles ? » M. de Bunsen était fort embarrassé de répondre à de pareils reproches. Il essayait d’atténuer les choses, il tâchait de faire concevoir des espérances qui n’étaient guère dans sa propre pensée, il suppliait lord Clarendon de ne pas juger la Prusse d’après un journal à moitié fou… « Je ne lis jamais la Gazette de la Croix, répondait vivement lord Clarendon, c’est une feuille que je méprise. Je juge les sentimens du cabinet de Berlin d’après les rapports des hommes qui nous représentent en Prusse. » Bunsen affirmait alors que lord Clarendon, s’il était aussi bien informé, devait connaître l’opinion de Berlin sur le passage du Pruth. « Enfin, ajoute-t-il, j’ai dit tout ce qu’il est possible de dire[1]. »

  1. Mémoires de Bunsen, t. III, p. 304.