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vel ordre, à l’ami seul. On peut appliquer à « la pensée anglaise » ce qu’un officier français répondit à feu Humboldt, qui, pendant son séjour en France, lui demandait des nouvelles : « nous sommes à cheval, la route est devant nous, et le destin derrière. » Je crois que cette pensée (la pensée anglaise) conduit à des choses que la raison ne permet pas d’admettre et de rêver. Au contraire les conséquences que je prévois répondent à ma conscience, à mon sentiment d’honneur chrétien, et à mes pressentimens des décrets de Dieu sur l’Orient.

« Il faut ici que je vous dévoile tout ce que je sais, et vous pouvez même en faire librement usage, si vous le désirez. Je suis profondément convaincu, et je garderai cette conviction jusqu’à mon dernier souffle, que le cabinet anglais, dans la politique qu’il a suivie jusqu’ici, s’est inspiré d’une pensée vraie, juste, parfaitement exacte, à savoir qu’il ne faut pas permettre à la Russie de devenir prépondérante en Orient en dominant ou en absorbant l’empire turc. Que l’empereur Nicolas, en toute franchise, en toute sincérité, redoute ce dernier point, l’absorption de l’empire turc, beaucoup plus que ne le craignent l’Angleterre, la France et l’Autriche, c’est une considération que je laisse de côté, d’autant plus que l’intelligence anglaise, dès qu’il s’agit d’apprécier le rôle de cet homme unique, si fort, si pénétrant, si vrai, tout-puissant chez lui (à parler humainement), — oui, dès qu’il s’agit d’apprécier cet homme, le plus noble des hommes et le plus grand des caractères, l’intelligence anglaise est frappée de mort ! ! Mais l’Angleterre devrait comprendre que les moyens dont elle fait usage aujourd’hui pour réaliser une pensée très juste en soi conduisent précisément et par une nécessité inévitable au but le plus opposé, au contraire même de cette pensée. Ce secours direct en armes, en hommes, en vaisseaux, envoyé par l’Angleterre, — ô folie antichrétienne ! — envoyé à l’islam contre des chrétiens, n’aura pas d’autre résultat (sans parler du jugement de Dieu, qui châtiera ce crime, — entendez-vous ?) que de livrer un peu plus tard à la domination russe les contrées aujourd’hui soumises à la Turquie. »

À peine cette lettre était-elle parvenue à Londres qu’un nouvel incident vint redoubler les perplexités de Frédéric-Guillaume. Bien que la Russie et la Turquie fussent en état de guerre depuis le 26 septembre 1853, la Russie avait promis à l’Angleterre et à la France de ne pas entreprendre d’opération agressive contre la Turquie tant que dureraient les négociations. Les amiraux français et anglais, dont les vaisseaux étaient déjà entrés dans la Mer-Noire, avaient reçu de leurs gouvernemens des instructions conformes à cet engagement de la Russie[1]. Sir Hamilton Seymour avait fait

  1. Lord Clarendon avait écrit à lord Stratford au commencement du mois d’octobre : « Mylord, il sera nécessaire que l’amiral Dundas informe l’amiral russe commandant à Sébastopol que, si la flotte russe sortait de ce port pour débarquer des troupes sur