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explosion de colère ; il rompit toutes les négociations, congédia le comte Pourtalès et chargea le général Grœben d’aller rappeler M. de Bunsen à l’accomplissement de ses devoirs.

Quel parti devait prendre M. de Bunsen ? Il répondit aux questions du général Grœben, il rétablit les faits, il prouva que, s’il avait, suivant son devoir, signalé à Berlin les sentimens de l’Angleterre et donné loyalement ses conseils, jamais il n’avait manqué à une autre obligation de sa charge, qui était de justifier le roi son maître auprès du cabinet de Saint-James. Après cela, il n’avait plus qu’à résigner ses fonctions. Dès que le général Grœben eut quitté Londres, M. de Bunsen envoya sa démission au roi, qui l’accepta (avril 1854). Ainsi finit la carrière diplomatique de l’ami de Frédéric-Guillaume IV. Il avait envié à la France sa politique de 1853. Suivant lui, c’était surtout à la Prusse qu’il convenait de s’allier avec l’Angleterre dans la question d’Orient. La Prusse, si humiliée en 1850, aurait trouvé là, disait-il, une admirable occasion de se relever ; elle se serait débarrassée de la tutelle de la Russie, et l’Angleterre, en échange des services rendus, se serait prêtée à l’accomplissement de ses desseins sur l’Allemagne. Le dévoûment de Frédéric-Guillaume IV à la personne du tsar ayant fait échouer tout ce système. Bunsen fut comme frappé au cœur. Sachons bien, victimes de 1870, à quelles passions nous avons eu affaire ; nous les avons ignorées trop longtemps. Lorsque M. de Bunsen quitta son poste de Londres, accompagné des affectueux regrets de la reine et du prince Albert, ses déboires personnels lui furent à peu près indifférens ; insensible à sa disgrâce, il ne se consolait point de l’échec de ses idées politiques. Toutes les forces de son âme étaient concentrées sur ce point. Ses Mémoires nous ont révélé que, dans les complications sans nombre de la question d’Orient, il n’avait jamais poursuivi qu’un seul but : la revanche d’Olmütz et le triomphe de l’unité allemande.

IV.

En résumant la conduite du roi dans les affaires d’Orient, M. Léopold de Ranke affame que les événemens ont donné raison à sa politique. Qu’on ne parle plus des irrésolutions de Frédéric-Guillaume IV ; au fond, sa pensée était très arrêtée. Ce dévoûment à la Russie que les libéraux de Berlin lui reprochaient si amèrement en 1853, la Prusse en a recueilli le bénéfice en 1870. Frédéric-Guillaume, si courtois pour tous les Français qui l’ont approché, avait pour la France une sorte de haine très particulière. La France, à ses yeux, était comme un ennemi infernal que Dieu même lui ordonnait de surveiller avec défiance. Les ressentimens de 1806 ne suffi-