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en même temps que sa fermeté d’âme à l’heure où il se voit seul contre toute l’Europe. Il raconte ses douleurs quand arrivent les premières nouvelles du théâtre de la guerre, même avant cette bataille de l’Alma, dont le récit le frappa de stupeur. « Bien des hommes y succombèrent qu’il connaissait et appréciait personnellement. Ce n’est pas seulement son esprit qui nuit et jour était tendu ; les coups qui atteignaient son grand cœur se succédaient sans relâche. Le fils de son ami le comte Orlof avait reçu treize blessures et perdu un œil ; l’empereur, au milieu de ses affaires désespérées, écrivit une lettre à la mère du jeune général. Il trouvait le temps de visiter les familles dont les enfans étaient morts ou blessés, et, si le temps lui manquait, il envoyait un des grands-ducs en son nom. »

Son activité, toujours si ardente, avait pris quelque chose de fiévreux. Bien des symptômes annonçaient que cette puissante nature était sérieusement atteinte. Le 8 février 1855, il tomba malade et refusa de se soigner. Le 21, en proie à une fièvre aiguë, il voulut passer la revue d’un corps d’armée qui partait pour Sébaslopol. Ses deux médecins s’y opposaient de tout leur pouvoir, tantôt employant la prière, tantôt invoquant l’autorité que leur donnait leur mission : « C’est bien, messieurs, leur dit-il ; vous avez fait votre devoir, permettez que je fasse le mien. » Le lendemain, il sortit encore pour une revue des troupes. Le 23, il dut s’avouer vaincu, ses forces l’abandonnaient ; étendu sur un lit de camp, couvert 4’un manteau de soldat, il luttait encore par l’énergie de sa volonté contre un épuisement aggravé d’heure en heure. C’est là qu’il apprit la victoire de l’armée turque à Eupatoria. Que de blessures morales ajoutées aux souffrances du corps ! Le jeudi 1er mars, il n’y avait plus d’espoir de le sauver. Dans la soirée, après qu’il eut rempli ses devoirs religieux et pris congé de tous les siens dans les termes les plus émouvans, il voulut en quelque sorte associer tout l’empire à la bénédiction des adieux. Il fit envoyer à Moscou, à Kief, à Varsovie, une dépêche contenant ces simples mots : l’empereur est à la mort. Il fit venir ses amis le comte Orlof, le comte Adelsberg, ministre de la cour, le prince Dolgorouki, ministre de la guerre, les remercia de leurs loyaux services, les recommanda à son successeur, les chargea de transmettre ses remercîmens aux autres ministres, aux héros de Sébastopol, à sa garde, à son armée, à tout l’empire. Quelques instans avant de rendre l’âme, il tourna encore les yeux vers son fils et lui dit : a Je voulais te laisser un empire bien ordonné… en paix ;… la Providence en a décidé autrement… Je ne puis plus que prier pour vous tous, pour toute la Russie. » Ses dernières paroles, prononcées d’une voix défaillante, furent un souvenir au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV. Alors on commença les prières des