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dans une brochure additionné les contributions, réquisitions et indemnités de guerre perçues par l’armée prussienne, conclut ainsi : « Voilà ce que l’armée a gagné, ce qui prouve que de bonnes troupes ne sont pas toujours improductives comme le prétendent les théoriciens politiques. » L’argument est devenu plus fort après la guerre de France. Ajoutez que l’officier a reçu « la culture allemande. » Il est tout pénétré de l’idée de la supériorité de sa race. S’il est croyant il se considère comme un instrument de la Providence ; s’il est philosophe, il pense que l’histoire du monde se réduit « au combat pour l’existence, » où le plus fort a le droit et même la mission d’écraser le plus faible. L’officier trouve donc à la guerre des satisfactions de toute sorte qui ne peuvent être goûtées par l’homme du commun. Toute la théorie du simple soldat sur la guerre tenait dans ce mot, qu’il a si souvent répété pendant l’invasion : grand malheur, la guerre ! Il sait bien que les impôts seront plus lourds même après la victoire. Quant au combat pour l’existence, il connaît celui qu’il lui faut tous les jours livrer pour gagner son pain et celui de sa famille, au retour, le combat sera plus rude : la longue interruption du travail a consommé les économies ; l’avenir apparaît plus sombre, car l’instinct populaire sait que la guerre engendre la guerre, et l’on n’a point cru l’empeneur Guillaume quand il a déclaré en recevant la couronne à Versailles que l’empire serait la paix. Aussi en 1871, parmi les émigrés prussiens, ceux qui sont partis sans permission, c’est-à-dire évidemment les déserteurs de la réserve et de la landwehr, forment le tiers du nombre total. Dans le seul cercle d’Inowraclaw, de la province de Posen, 1 102 personnes ont été poursuivies pour fait de désertion. Dans les pays annexés en 1866, l’introduction de la loi militaire prussienne a certainement contribué beaucoup à l’énorme émigration qui en six années a enlevé plus de 170 000 personnes.

Cependant il faudrait que l’émigration fût répartie également sur tout l’empire pour qu’on pût l’attribuer surtout à l’effet d’une loi qui pèse sur l’Allemagne entière. Or il s’en faut qu’il en soit ainsi. Certaines provinces sont de préférence visitées par le fléau. Que ce soit la guerre qui sévisse, ou la cherté des vivres, ou la révolution, ces causes diverses agissent avec plus de force à l’est qu’à l’ouest. Une observation prolongée démontre que l’on a toujours beaucoup plus émigré au-delà qu’en-deçà de l’Elbe. Le fait ne peut s’expliquer ni par la densité de la population, nous l’avons déjà dit, ni par la pauvreté du sol, car le Mecklembourg et la province de Posen, qui fournissent le plus d’émigrés, sont très favorisés par la nature. C’est le mauvais régime de la propriété qui est la cause permanente du mal.

L’Elbe est la frontière historique qui sépare l’Allemagne propre-