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Jean ne peut plus être, dans le milieu où il vit, l’homme d’un amour unique. Par hasard, il rencontre cette belle aux cheveux d’or que patronne le baron de Montlouis, et le voilà entre deux femmes, poursuivi par son ancienne maîtresse, ensorcelé par l’irrésistible beauté de cette fille au long chignon, tenté par les conseils de l’habile et peu scrupuleux Roblot. C’est à cette heure critique que la comtesse de Thommeray vient chercher son fils au milieu même du torrent qui l’emporte. Dans une scène pleine de cœur et d’éloquence, elle le conjure de renoncer à la vie qu’il mène, elle le touche, l’émeut ; en dépit de ses résistances, elle arrive à le persuader. On oubliera le passé, sa place est restée vide au foyer de famille ; c’est là qu’est le bonheur, le calme, la vie honorable, c’est là que sa fiancée l’attend… Il va céder, il cède ; ce soir même, il partira. Alors la chère vieille femme enlace son enfant de ses deux bras, le couvre de larmes et de baisers, de ces bonnes larmes maternelles, de ces chauds et larges baisers auxquels on ne résiste pas,… sur le moment du moins, car il suffit du retour inattendu de la belle pécheresse pour lui faire oublier son émotion et ses promesses. Qu’a fait pour cela cette fille irrésistible ? Elle a dénoué ses cheveux, lui a dit : « Recoiffez-moi, » et lorsque ensuite elle lui a tendu le bras en lui disant : « Où allons-nous dîner ? » il a répondu joyeusement : « Où tu voudras. »

C’est à Trouville, comme je le disais, que se dénoue cette situation où Jean se débat depuis son départ de la Bretagne. Tandis qu’on boit du champagne au casino, que l’on songe à spéculer sur les effets probables de la guerre avec la Prusse, que l’astucieux Roblot prépare pour son noble ami un mariage de vilaine apparence, quoique fort doré, tandis que la belle aux cheveux d’or réduit le baron de Montlouis à un désespoir qui fait rire aux larmes, la nouvelle de nos désastres arrive tout à coup : la bourse a baissé de 5 francs, Jean de Thommeray et son ami Roblot sont ruinés. C’est sur cette catastrophe que la toile tombe.

Vient alors un tableau final dont le succès a été immense, et qui est la moralité de l’œuvre : c’est la mise en action à peu près exacte de ce dénoûment qui a si fort touché dans le roman de M. Sandeau. Un décor exécuté de main de maître représente le quai Malaquais par une nuit d’automne. Presque au premier plan, à droite, débouche la rue Bonaparte, Au fond, l’aile droite du palais Mazarin, celle qui fut habitée successivement par Horace Vernet, Duret, et qui l’est maintenant par M. Jules Sandeau, se détache avec son toit élégant et pittoresque sur un ciel nuageux et tourmenté. À gauche, dans le lointain, le pont des Arts ; plus loin encore, le Pont-Neuf avec ses lanternes et le vieux quai de la ferraille, pailleté de lumières confuses. Pas un bruit, pas une âme. J’oubliais deux bons bourgeois rentrant chez eux en causant du siège prochain. L’effet est saisissant, et l’émotion vous prend à la gorge. Mille souvenirs de ce terrible temps vous reviennent à l’esprit : vous rappelez-vous les gares envahies par les femmes et les enfans, les