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personnes qui connaissent ce pays à peu près comme un Japonais connaîtrait la France après avoir vu Marseille, Bordeaux et Le Havre.

Cette tentation de l’inconnu, que tant d’autres avaient éprouvée avant moi, je la ressentais à mon tour après quelque temps de séjour au Japon. Grâce à ma position officielle auprès du gouvernement japonais et à la connaissance de la langue usuelle, une grande partie de ces obstacles n’existait pas pour moi[1], et le jour où j’aurais pu trouver quelques compagnons de voyage, rien ne devait s’opposer à la réalisation d’un désir que je caressais depuis longtemps. Sous ce rapport encore, je fus servi à souhait : MM. Jourdan et Vieillard, capitaines du génie, attachés à la mission française chargée d’instruire les troupes du mikado, M. de Ribérolles, professeur de français au kaîsedjo (collège), se joignirent à moi. Visiter le fameux volcan de l’Asamayama, suivre le Nakasendo (route du milieu) dans la plus grande partie de son parcours, tel était notre itinéraire, 200 lieues environ. Nous devions d’abord avancer vers le nord-est et redescendre ensuite dans la direction du sud. Qu’on ne s’y trompe pas : ici comme ailleurs le luxe des mots sert trop souvent à cacher la pauvreté des choses, et, quand on dit route, il faut entendre un sentier, rarement accessible aux djinrikichias[2], seul véhicule connu, — souvent impraticable aux chevaux de bât, et que les piétons eux-mêmes ne parcourent, hélas ! nous venons d’en faire la rude expérience, qu’avec de grandes difficultés.

C’était le 1er août à trois heures du soir que nous quittions Yeddo par 35 degrés de chaleur. La route que nous allions suivre traverse d’abord ce que j’appellerai la banlieue japonaise, et n’offre d’autre attrait que l’aspect lointain des montagnes plein de promesses qui allaient bientôt se réaliser. Les longs villages qui bordent la route nous rappelaient les nôtres : même flegme des habitans, mêmes occupations paisibles, même curiosité indiscrète. Peu à peu la route pénètre dans les bois, abandonne les rizières, et à mesure que l’on avance les sommets neigeux des montagnes commencent à se découvrir ; là-bas dans le lointain se dresse l’Asamayama au nord, tandis que le Fusiyama, la montagne sainte, élève en face sa tête blanche et vénérée. Rien de beau et de majestueux comme ces deux pics superbes, ces deux volcans jumeaux, qui semblent se saluer de

  1. Le mikado ayant décidé que la législation japonaise serait mise en rapport avec le code civil français, c’est à M. George Bousquet, jeune avocat du barreau de Paris, qu’est échu l’honneur d’aller le premier initier l’extrême Orient à la pratique de nos lois.
  2. On appelle ainsi des voitures à bras traînées par des hommes qu’on désigne sous le nom de ninsogos.