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transporté quand on regarde Notre-Dame ou qu’on entend une symphonie de Beethoven. Au Japon en particulier, on voit des danses gracieuses, ravissantes même, dont les poses molles et décentes l’emportent de beaucoup, à mon avis, sur les contorsions risquées de nos danseuses de l’Opéra ; on trouve des laques merveilleuses de richesse, de travail, des armes superbes, des bronzes surtout, ciselés délicieusement à froid, mais on y chercherait vainement une romance ou un poème vraiment digne de ce nom. Quelques madrigaux échangés entre les grands de la cour et conservés dans les annales du pays, voilà le bilan de la poésie ; encore ce ne sont point

De petits vers doux, tendres et langoureux,


comme ceux d’Oronte, car tout se réduit à de simples jeux de mots. La peinture sur soie, si généralement prisée, oflre toujours la même perfection matérielle, mais sans souffle, sans âme : des fleurs, des oiseaux, admirablement dessinés, quelquefois en trois coups de pinceau, et, pour la nature humaine, des types uniformes de dieux, de mikados, de guerriers, de princesses, dont les figures de convention rappellent, en les exagérant, les défauts de l’école byzantine. Parfois cependant l’artiste s’émancipe, sort de la tradition et cherche une nouvelle voie. C’est surtout dans le genre grotesque et satirique que l’invention se donne carrière et arrive alors à des effets où l’imagination a sa place, mais inconsciente et inexpérimentée, comme dans ces dessins que les écoliers tracent au charbon sur les murs. On ne saurait croire à quel degré de comique atteint ainsi ce peuple, qui a inventé bien avant nous le genre grivois, et dont l’esprit de saillie, la gaîté communicative, dénotent un génie finement satirique.

C’est à Nagoya que nous arriva une aventure exhilarante que je ne puis raconter en détail, mais bien faite pour donner une idée de l’insouciance absolue de ces braves gens à l’endroit de ce bagage solennel dont nous entourons la pudeur, et dont ils la dispensent sans qu’elle s’en porte plus mal. Ceci me rappelle un souvenir qui trouve naturellement sa place ici. J’étais à Totska, ravissant village au pied du Fusiyama : la promenade du soir me conduit à un bain où les dames, en costume d’Ève avant la pomme, m’invitent très poliment à m’asscoir et à faire un petit bout de conversation. J’étais, je l’avoue, dans un singulier embarras ; mais l’arrivée des maris et des enfans dans le même état me mit à l’aise. Et je me demandais s’il y a un vrai, un beau, un bien pour les gens du nord, un autre pour les gens du sud, et si chaque race, en se proclamant dépositaire de la vérité vraie, ne ressemble pas à cette île de bossus où les hommes droits étaient mis au jardin des plantes du pays.