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souvent tragique. Les seules femmes qui, loin de dépendre du caprice des hommes, tiennent ces derniers asservis, si bon leur semble, sont les princesses, les sultanes de naissance. Leur mari ne peut se présenter dans le harem sans y être invité ; elles ont le droit de le laisser des semaines de suite dans le selamlik[1], comme il arriva pour le jeune Ali-Galyb-Pacha, que les dédains de sa femme, fille d’Abdul-Medjid, conduisirent au désespoir. Abjection douloureuse au bas de l’échelle, tyrannie et cruauté au sommet, désordre et libertinage partout, tel est le résumé de la vie de harem, lorsqu’on la dépouille du mensonger prestige que lui prêtent les poètes ignorans de ces honteux secrets. — Melek-Hanum paraît avoir compté longtemps parmi les privilégiées de son sexe ; elle dominait absolument son mari, qui jamais ne lui imposa de rivale. Une seule fois elle eut quelque vague raison de craindre qu’il ne prit une seconde épouse en la personne d’une jolie Circassienne qu’elle avait élevée ; mais, résolue en toutes choses, elle profita d’une absence de son mari pour marier le plus promptement possible la jeune fille à un caïmakan[2] qui venait de perdre sa femme. Cet acte, quelque peu arbitraire, ne fut pas blâmé par le pacha lorsqu’il l’apprit, et mit fin à ce qu’elle appelle des velléités de jalousie.

Mme Méhémet-Pacha fut généralement heureuse dans ses audaces jusqu’à celle qui la perdit, et le succès explique chez elle un progrès constant dans la duplicité. Toute son intelligence s’était concentrée sur cet art familier aux femmes turques, aux esclaves en général : ruser et mentir. L’avidité avec laquelle ses agens et elle-même provoquaient les cadeaux fut en grande partie cause que l’on retira le poste de gouverneur de Jérusalem à son mari ; mais ce fut pour le nommer au poste plus important de gouverneur de Belgrade, réservé d’ordinaire aux muchirs[3], tandis qu’il n’était que ferik[4]. Mme Méhémet-Pacha partit avant lui avec une escorte de bachi-bozouks, et son voyage au milieu de populations qui lui étaient hostiles n’eût pas été sans danger, si elle n’avait eu l’adresse de se faire passer, à deux reprises, pour l’épouse du nouveau gouverneur qui arrivait de Constantinople. Au lieu de l’attaquer, on la combla d’honneurs, mais elle dut entendre des plaintes multipliées contre la cruauté de l’ancien pacha et la cupidité de sa femme. À Belgrade, l’estime qu’on accordait à son esprit supérieur atteignit l’apogée ; il faut avouer qu’elle la mérita en ac-

  1. Appartement des hommes.
  2. Lieutenant-colonel.
  3. Feld-maréchaux.
  4. Général de division.