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intervention dans les difficultés austro-hongroises donnait à la Russie alarma suffisamment la Porte pour que les alliances redoutées eussent lieu, et Kibrizli-Méhémet-Pacha, l’un des plus actifs promoteurs de la nouvelle politique, fut nommé à cet effet ambassadeur en Angleterre. Sa femme aida beaucoup, prétend-elle, au choix que l’on fit de lui ; il ne cessa de la mettre en avant comme négociateur, craignant de se compromettre par des démarches personnelles, et, si l’usage n’eût expressément défendu aux musulmans d’emmener leurs femmes en pays chrétiens, il n’aurait pu se résoudre à la laisser derrière lui. Leurs adieux furent des plus tendres, ni l’un ni l’autre ne se doutait qu’ils dussent être les derniers. Le malheur voulut que Djehad-Bey, le seul fils qui leur restât, fût atteint par une maladie grave peu de temps après le départ de son père, et les médecins désespérèrent de le sauver. — Ici se place un ténébreux épisode qui montre comment la crainte d’être supplantée fait passer au besoin la femme turque de l’artifice au crime.

Mme Méhémet-Pacha insiste peu sur le chagrin maternel qu’elle dut ressentir ; elle exprime surtout la terreur qui lui vint de perdre, si l’enfant mourait, sa position d’épouse unique, le pacha pouvant craindre de n’avoir pas d’autre héritier. Ce souci fut habilement exploité par Fatmah, surintendante de sa maison, qui lui fit accepter un projet diabolique. Il s’agissait de simuler une grossesse et de se procurer un enfant qu’elle ferait passer pour sien grâce à l’absence de son mari. On s’étonne qu’une femme aussi perspicace n’ait pas compris que les misérables qui l’auraient aidée dans un pareil subterfuge seraient les premiers à la compromettre ensuite. Elle se mit cependant sans hésiter à la discrétion de Fatmah et de son complice, l’eunuque Bechir, qui introduisirent clandestinement l’enfant supposé dans le harem au moment même où Djehad revenait à la santé, ce qui rendait la fraude inutile. Aussitôt les deux serviteurs affectèrent des airs de maîtres, abusant, pour commettre mille injustices dans la maison, de l’autorité qu’ils avaient prise sur Mme Méhémet-Pacha. Celle-ci n’osait les contredire, tant elle redoutait leurs révélations. De complices, Fatmah et Bechir devinrent ennemis mortels ; il fallut absolument que l’un des deux s’éloignât. Fatmah y consentit à grand’peine en exigeant d’abord une somme considérable. Quelques semaines après, elle obtint d’assister à une fête célébrée dans le harem, selon l’usage musulman, en l’honneur de la première lecture du Koran par la jeune Aïcheh. Tandis que les invités étaient tout au plaisir de la musique, l’ex-intendante ouvrit la porte qui séparait le selamlik du harem à son amant Omer, puis elle attira par une ruse l’eunuque Bechir dans la salle de bain, où les deux assassins s’élancèrent sur la victime et l’étouffèrent. Ce fut