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cette apparente inconséquence est dans la vénération religieuse qui lui fait considérer son souverain comme le vicaire du prophète, l’ombre de Dieu sur la terre. Il faut ajouter que le prince n’a jamais abusé de la confiance qu’on plaçait en lui. À l’occasion de l’avénement d’Abdul-Aziz, il y eut une de ces réceptions de femmes où tous les honneurs furent pour Ferideh, la nouvelle épouse de Méhémet-Pacha, qui était alors à la tête du cabinet ottoman, ses talens et sa fidélité ayant assuré le trône au frère du dernier sultan, lorsqu’un parti factieux cherchait à élire Mourad-Effendi, fils d’Abdul-Medjid. Ferideh partageait jusqu’à un certain point la puissance de son mari. De même que le grand-vizir était le premier entre tous ses compatriotes, elle était la première parmi les femmes, et ni son esprit ni sa figure ne la rendaient digne d’un pareil rang. Le jour de la fameuse réception au sérail, elle manqua de tact au point que le pacha ne put s’empêcher de lui dire : « Quand Dieu a donné une bouche aux bêtes, c’était pour manger et non pour parler. » On juge si cette dure parole, rapportée à l’ancienne épouse, lui réjouit le cœur. Elle épuise, en parlant de Ferideh, tout ce que peuvent inspirer la rancune et le sarcasme ; elle va jusqu’à l’accuser d’un vol de diamans. Elle insiste d’abord sur l’abominable conduite de Ferideh envers la malheureuse Aïcheh, sa fille, qu’elle avait dû laisser entre les mains de cette marâtre.

Les abus d’autorité sont faciles dans le harem, où la vie de famille est inconnue. La loi du Koran, séparant le genre humain en deux catégories distinctes qui n’ont pas une idée, pas une habitude, pas un intérêt en commun, ne permet guère au père de surveiller ce qui se passe dans l’appartement des femmes ; ceci est vrai pour les familles riches surtout, car le musulman pauvre, dont le gîte est plus restreint, voit nécessairement mieux ce qui se passe. Ailleurs le selamlik n’a de communication avec le harem que par l’entremise des eunuques et des servantes chrétiennes ; un passage secret, bien gardé, relie les deux établissemens, qui rivalisent de luxe et de dépense. Le pacha n’est qu’un hôte chez lui ; dans le selamlik, il appartient à ses amis et à ses parasites, dans le harem à ses femmes. Jamais il ne voit ces dernières que vers six heures du soir, lorsqu’il change de toilette en revenant de vaquer aux affaires, et plus tard, lorsque l’eunuque de service le précède, un flambeau à chaque main, jusqu’au seuil de la chambre où il dort. Le matin, ses ablutions faites, il reçoit cependant les personnes de sa famille, ses filles par exemple, mais cette cérémonie n’a pas lieu tous les jours et ne dure que quelques minutes. Le reste du temps, Aïcheh vivait enfermée dans ses appartemens sans autre société que celle des esclaves et de quelques matrones, qui la laissaient