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rompit l’orgie qui depuis le matin continuait dans le selamlik, et l’époux chercha aussitôt à gagner le harem ; mais ses compagnons le poursuivirent selon l’usage. Lorsqu’ils le rattrapent, ils lui donnent des coups sur le dos ; autrement ils lui jettent des pantoufles. L’épouse, assise au bout du divan, n’est pas encore conquise ; il convient que la maîtresse des cérémonies apparaisse d’abord avec un tapis sur lequel le mari doit s’agenouiller pour prononcer une prière qui est toujours très courte, puis commence la série des supplications respectueuses, qui décident la dame, après une résistance convenable, à lever son voile pour la première fois. Cette faveur est payée par le don d’une épingle de diamans ; la veuve qui se remarie n’a pas droit à l’épingle, c’est elle au contraire qui fait un présent.

Les fêtes du mariage d’Aïcheh furent suivies de tant de chagrins et de déceptions que la pauvre femme résolut de s’enfuir pour rejoindre sa mère, qui avait réussi une fois à pénétrer jusqu’à elle. Le pacha, ayant appris cette entrevue, redoubla de mauvais traitemens qui précipitèrent la réalisation d’un projet presque inexécutable en apparence. Après des vicissitudes trop dramatiques pour qu’il n’y en ait pas quelques-unes d’imaginaires, la mère et la fille gagnèrent ensemble l’Égypte. Arrêtées, envoyées en exil, elles parvinrent à force de patience et d’adresse, sous la protection de la famille grecque de Mme Méhémet-Pacha et du jeune Frédéric, à s’embarquer sur un navire européen. Ce navire allait ramener en France M. le marquis de Moustier, récemment nommé ministre des affaires étrangères. Par une complication bizarre, les diplomates turcs couvraient le pont afin de saluer une dernière fois le représentant de Napoléon III, qui était alors l’arbitre de l’Orient, et Kibrizli-Méhémet-Pacha se trouvait au milieu d’eux, ne pensant guère que le fils qu’il avait renié, Djehad, fût à quelques pas de lui, tandis que sa femme et sa fille se cachaient sous des habits européens dans une des cabines réservées aux dames. Les fugitives s’arrêtèrent à Athènes, où leur évasion fit grand bruit, puis elles gagnèrent la France et enfin l’Angleterre ; la persécution des Turcs les y a poursuivies, disent-elles, jusqu’à ce jour.

Nous avons retranché de ces mémoires tout ce qui paraissait offrir un caractère romanesque ou seulement exagéré. Il en reste assez pour faire connaître, avec des détails de mœurs dont les voyageurs n’ont pu parler jusqu’ici que par hypothèse, l’effet que le régime polygame produit fatalement sur le caractère et sur le sort des femmes. Ceux qui seraient disposés à croire que leurs vices et leurs malheurs viennent de l’esclavage où on les tient, de l’ignorance où on les laisse, de l’influence enfin des mœurs générales d’un pays où