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ce ne fût un parti-pris. Je ne m’en inquiétai point, Jeanne était si jeune encore !

Je me trouvais aussi heureux que possible à Montpellier : je voyais ma famille aux vacances, mon père passait quelques jours avec nous à cette époque ; une fois il me proposa de me mener jusqu’à Paris, où il avait affaire. J’acceptai avec empressement, et, quoique ma mère s’effrayât de me voir aborder les périls de ce qu’au fond de nos petites existences de province on appelait encore la grande Babylone, elle reconnut avec moi que j’avais droit par mon travail et ma bonne conduite à toutes les conditions de mon développement intellectuel. Une circonstance particulière me rendit ce voyage encore plus agréable. J’avais fait un ami à Montpellier, un garçon charmant doué d’une vive intelligence et d’un cœur excellent, Médard Vianne, plus âgé que moi de deux ans. Il avait déjà été à Paris, il y retournait. Il guiderait mon inexpérience, nous demeurerions ensemble, cela arrangeait aussi mon père, qui n’avait point coutume d’être un surveillant bien assidu. Vianne vint me prendre à Pau, ma mère l’invita à dîner. Il lui plut fort, lui inspira de la confiance, elle me recommanda à ses soins comme si j’eusse été un enfant délicat et précieux.

Vianne vit ma sœur, et fut vivement frappé de sa figure. Elle parlait si peu qu’il était difficile de savoir à quoi elle pensait et si elle pensait à quelque chose ; mais elle consentit à improviser sur son piano, et son génie se révéla. J’en fus ébloui moi-même, et, quand elle eut fini, je saisis ses deux mains et les baisai avec enthousiasme. — Voilà, lui dis-je, tout ce que j’ai dans le cœur. Je suis heureux, et je te remercie !

Vianne était si ému qu’il ne put parler. Il était pâle, Jeanne aussi. Elle ne leva les yeux ni sur lui ni sur moi, et alla s’asseoir à la fenêtre sans paraître se souvenir d’avoir produit ou éprouvé cette émotion.

Le lendemain, comme la diligence nous emportait vers Paris, et que, suivant son habitude en voyage, mon père dormait splendidement, mon ami me parla de ma sœur avec une certaine vivacité qui n’était pas dans ses habitudes.

— Prends garde, lui dis-je, c’est une sainte, et tu es trop jeune pour le mariage.

— Mais non, reprit-il, je ne suis pas trop jeune, je serai reçu médecin dans un an. J’ai quelque fortune, et tu sais bien que je suis un très honnête garçon.

— Certes ! et fort bien par-dessus le marché. Tu sais, toi, que je dirais oui avec joie ; mais que de convenances il faut rencontrer pour qu’un mariage soit possible sans froissemens ! Tu appartiens à