Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/362

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’accumuler par une sorte de sélection. L’établissement de l’hérédité directe donna à Moscou la constitution qui lui valut de triompher de tous ses rivaux asiatiques ou européens. D’hommes rusés, avides, peu chevaleresques, se compose cette dynastie qui prépare patiemment la grandeur par la bassesse. Sa tâche était double : alléger le joug tatar pour le secouer ; — réunir à ses domaines les principautés apanagées pour régner seule en Russie. Quelques étapes la menèrent simultanément au double but. Un kniaz de Moscou, Jean Kalita, obtient de la Horde vers 1330 le titre de grand-prince ; se faisant le fermier général des impôts tatars, il augmente rapidement sa puissance avec ses richesses. Son petit-fils, Dmitri Donskoï, le seul héros de la famille, se sent déjà assez fort pour tenter contre la Horde le sort des armes. Vainqueur, il expie par des revers une victoire prématurée. Parfois en révolte contre les khans, le plus souvent leurs humbles tributaires, ses successeurs rétablissent par la finesse la puissance moscovite un instant compromise par la vaillance. Pendant que sous leur main la Russie s’unifiait, la Horde d’or se démembrait en trois khanats. À la fin du xve siècle paraît Ivan III, vrai grand monarque à la façon des plus grands de ses contemporains. Ivan III réduit le khanat de Kazan au vasselage ; son petit-fils Ivan IV assujettit Kazan et Astrakan. Ivan III dépouille les princes apanagés, Ivan IV abaisse les boïars et les anciennes familles. Le premier conquiert Novgorod, le second en achève la ruine par les supplices et les déportations. Les dernières principautés, les dernières villes libres, disparaissent, et avec elles tout droit des princes, des grands ou du peuple. La Russie est unifiée de la Caspienne à la Mer-Blanche, et dans cet empire, déjà le plus vaste de l’Europe, il n’y a qu’un pouvoir, le tsar. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, l’autocratie, arrivée à son apogée, aboutit à une espèce de terreur méthodique. Fourbe, mystique, d’une piété inhumaine et d’une atrocité sarcastique, réformateur sanguinaire, élevé au milieu des soupçons et des complots, mêlant le sens pratique du Russe à des bizarreries d’halluciné, assassin de son fils et mari d’autant de femmes qu’Henri VIII, Ivan IV, l’ennemi des boïars, est, comme Néron, demeuré populaire. Trop honni jadis, peut-être trop vanté aujourd’hui, ce tsar niveleur est le sauvage précurseur de Pierre le Grand, avec lequel les ballades rustiques l’ont parfois confondu[1], et qui, lui aussi, eût mérité le nom de Terrible. Crimes ou folies, rien chez ce peuple, par la nature et l’histoire formé à l’obéissance, ne saurait dépopulariser l’autocratie.

Affranchis de la domination tatare, les Russes s’étendent en tout

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1873, l’étude de M. Alfred Rambaud sur le Pierre le Grand des légendes.