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la civilisation étrangère, et, selon l’énergique expression de Leibniz, il veut débarbariser sa patrie. Avant de façonner ses sujets aux idées de l’Europe, il s’y fait lui-même. Il voyage en Occident, et, pour s’y mieux naturaliser, il y vit de la vie du peuple. Il s’attache moins aux institutions qu’aux mœurs : ce sont celles-ci plutôt que celles-là qu’il prétend importer dans son pays. À son génie s’allient les défauts de sa nation et de son éducation, de son tempérament et de son pouvoir autocratique. Il a beau se faire Européen, il ne peut toujours se débarbariser lui-même, il offense souvent la culture occidentale dont il se fait le missionnaire. Comme un enfant ou un sauvage, il s’éprend surtout du côté extérieur de la civilisation. Pour policer le Moscovite, il le rase et lui fait changer de vêtemens. Il ne distingue pas toujours entre le nécessaire et l’accessoire. Il introduit à la fois en Russie la marine et le tabac à fumer ; il poursuit de sa plus grande haine la barbe et les longs caftans. À certains objets, comme à la marine, il donne une importance outrée. Son zèle de réformateur va parfois jusqu’à la manie, ses règlemens à la minutie ; il se paie souvent d’apparences, modifiant l’habit plutôt que l’homme, les noms plutôt que les choses ; il semble plus d’une fois se contenter d’un simple déguisement occidental. Dans son exagération, l’infatigable réformateur est plus perspicace qu’il n’en a l’air ; des mesures à première vue puériles cachent de profondes combinaisons. C’était par le dehors, les modes et les usages extérieurs que les Russes pouvaient le plus facilement redevenir Européens. Le reste, le fond, l’essentiel devait suivre : après avoir pris l’habit de l’Europe, ses sujets en voudraient prendre les mœurs et les connaissances.

Ce qui dans ses voyages séduit surtout Pierre le Grand, ce qu’il s’applique le plus à introduire chez lui, ce sont les inventions pratiques, c’est le métier, le procédé. C’est là encore une impression d’enfant ou de barbare plus frappé des résultats matériels que des connaissances théoriques dont ils ne sont qu’une application ; mais c’est là aussi le côté le plus accessible d’une civilisation, et pour un peuple comme la Russie c’était peut-être le plus utile en même temps que le plus facile à imiter. Pour se rendre maître du procédé, Pierre à Saardam se fait lui-même ouvrier : il ne se met point seulement à l’école, il se met à l’apprentissage chez l’étranger. Il passe des années à se donner une éducation technique, professionnelle, dirions-nous aujourd’hui. Dans son premier séjour en Occident, son voyage d’initiation, ce n’est pas aux universités, aux académies qu’il demande le plus de leçons, c’est à l’atelier, au chantier. Dans son second voyage, s’il donne plus d’attention à l’art ou à la science, c’est toujours avec le sens positif du Grand-Russe et l’esprit pratique du réformateur ; ce sont les sciences naturelles, l’anatomie,