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de politique. Tout règne nouveau prend le contre-pied du précédent, et les puissans de la veille sont envoyés en Sibérie ou à l’échafaud. L’histoire de la Russie au xviiie siècle n’est qu’une succession d’alternatives et de réactions. C’est à travers une suite décousue de tyrannies sans but et sans vues, à travers des conspirations et des régences mêlées de tentatives aristocratiques, entre les mains de gouvernemens à la fois faibles et violons, que la Russie doit poursuivre la route ouverte par Pierre le Grand. La réforme s’accomplit au milieu des intrigues, des crimes et des débauches, par les mains de ses adversaires presque autant que par celles de ses partisans. La capitale reportée à Moscou revient à Pétersbourg : tour à tour chassés et rappelés, les étrangers s’assoient sur le trône. Au milieu de leurs contradictions, les successeurs de Pierre achèvent son œuvre, tantôt la corrigeant, tantôt l’exagérant, et toujours de gré ou de force la continuant.

Pour être accomplie par de tels instrumens, il fallait que la réforme du charpentier de Saardam fût bien dans la vocation de la Russie. L’impulsion donnée, l’œuvre s’exécute, pour ainsi dire, toute seule : peu importent les mains auxquelles elle tombe. Quels singuliers guides vers la civilisation et quels initiateurs humilians pour un grand peuple ! C’est d’abord une paysanne livonienne, ne sachant ni lire ni écrire, assistée d’un ancien garçon pâtissier devenu prince et régent. C’est un enfant de douze ans, mort à quatorze, auquel succède une femme vulgaire, gouvernée par le fils d’un palefrenier courlandais qui pendant dix ans livre l’empire à la tyrannie d’Allemands dédaigneux du Russe comme d’une race inférieure, illustrant la Russie par leurs armes, l’opprimant et l’exploitant comme les Espagnols ou les Hollandais exploitaient les deux Indes. Au sortir de cette domination étrangère, demeurée dans la mémoire populaire aussi odieuse que celle des Tatars, vient de nouveau un enfant, cette fois au berceau, puis de nouveau une femme ignorante et sensuelle, qui n’a d’autre politique que les caprices de ses passions ou les dépits de sa vanité. Quand avec Pierre III la couronne arrive à un tsar, c’est un extravagant qu’il faut déposer. Ce pays de l’autocratie doit attendre un demi-siècle pour avoir un souverain en état de régner, et c’est encore une femme, cette fois une Allemande disciple des philosophes français. À l’intérieur comme à l’extérieur, Catherine II est le vrai successeur de Pierre Ier. Comme lui sans scrupule et sans moralité, étrangère à toute vertu et douée de toutes les qualités de l’homme d’état, Catherine avait sur Pierre l’avantage d’appartenir de naissance à la civilisation qu’elle voulait introduire chez ses peuples. De sa main de femme, la tsarine, demeurée Européenne jusque dans ses vices, corrige et adoucit la réforme du tsar mosco-