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fait exécuter à travers d’inévitables atermoiemens. Les trois derniers règnes en portent témoignage dans l’apparente stérilité de deux d’entre eux comme dans la fécondité de l’autre. Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir. En lui semblait venu le réformateur définitif, le messie attendu depuis des siècles ; ce ne fut qu’un précurseur. Il ne sut pas dépasser les velléités, les essais timides. Chez lui se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté. Sous Alexandre Ier, le génie national, ranimé par le péril de 1812, fermente sous l’imitation occidentale : déjà commence à se guérir un des principaux vices issus de la réforme de Pierre le Grand, l’immoralité. Le bien est aimé pour lui-même, et grâce à un contact plus intime avec l’Europe, avec les Français surtout, le sentiment de l’honneur et de l’honnêteté renaît dans la cour et la nation. La stabilité fut l’idéal de Nicolas, nos révolutions avaient amené la défiance des changemens et ranimé le culte de l’autocratie. Nicolas fut un des vieux tsars rajeunis ; grand, bien fait, sévère, infatigable, c’était le type même de l’autocrate. Il s’isola de l’Europe et s’enferma avec son peuple chez lui. La Russie sembla rétrograder ; mais dans cette réaction même se corrigea le défaut capital de la réforme de Pierre Ier, la dénationalisation. La tyrannie de l’imitation s’affaiblit ; la nationalité reparut partout, elle revécut dans l’art et la littérature. Sous Alexandre II, les portes se rouvrirent à l’Europe en même temps que la parole fut rendue à la Russie, rentrée en possession de sa conscience nationale. Enfin vient la réforme qui réconcilie définitivement la Russie avec elle-même aussi bien qu’avec l’Europe. Ce n’est plus un replâtrage de façade, un placage extérieur, ce sont les fondations mêmes de la société qui sont reprises et refaites ; c’est le peuple entier et non plus une classe qui est appelé à la civilisation en même temps qu’à la liberté. Plus hardie que celle de Pierre Ier, la réforme inaugurée par l’affranchissement des serfs n’engendre point le même trouble moral, parce qu’elle a été mieux préparée et qu’elle est plus nationale. Loin de causer le même malaise, la réforme nouvelle remédie au malaise de la première ; elle seule le pouvait. Jusqu’à celle d’Alexandre II, l’œuvre de Pierre Ier n’avait ni harmonie ni équilibre : ayant laissé en dehors d’elle la masse du peuple, elle manquait de base ; l’émancipation lui en a donné une.

Anatole Leroy-Beaulieu.