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mandai le temps de la réflexion. Le poste était bon, mais de bien courte durée chaque année. Il eût fallu pouvoir m’établir dans une des régions voisines où l’on passe l’hiver et l’on vit sur une clientèle fixe. Je ne voyais aucune position à prendre dans les environs, tout était occupé sans espoir de vacance. C’est à m’assurer de ce point important que je passai une semaine. La chose méritait examen. J’étais très incertain du théâtre de mes débuts. Il ne fallait pas songer à faire quelque chose à Pau. Il y avait là plus de médecins qu’il n’était nécessaire ; je n’avais jamais songé à m’y établir, mais je désirais ne pas trop m’éloigner de ma famille, et Luz était déjà bien loin au gré de ma mère. Le hasard, dirai-je le hasard tout seul ? devait dénouer la situation.

Un matin que j’étais monté en me promenant aux bergeries, c’est-à-dire au groupe de chalets situés sur les pâturages du pic de Bergonz, à une demi-heure de marche au-dessus de notre auberge, je vis arriver deux voyageurs qui faisaient l’ascension, l’un à pied, l’autre en chaise. Le piéton était un Anglais d’apparence distinguée, un homme dont la figure agréable et soignée disait cinquante ans, tandis que le jarret un peu raidi et les cheveux tout blancs disaient soixante. La personne portée en chaise par deux vigoureux montagnards était une jeune femme de vingt-quatre ans environ, un peu pâle, un peu fatiguée, extrêmement jolie et très bien mise. Ils n’avaient point de guide ; le guide n’est pas nécessaire pour l’ascension du Bergonz, qui n’est ni compliquée ni difficile.

Je connaissais déjà de vue presque tous les malades et touristes de la localité. Ceux-ci m’étaient pourtant inconnus. Ils devaient être arrivés la veille au soir, peut-être le matin même.

Ils s’arrêtèrent à la cabane, et le vieux berger s’empressa de leur offrir du lait. La jeune dame refusa, disant qu’elle venait de déjeuner chez Bielsa, c’est-à-dire chez celui qui tenait mon auberge. Le gentleman lui dit quelques mots en anglais. Elle n’était point Anglaise, car elle fit répéter et ne parut pas comprendre. Alors il lui dit en français, qu’il parlait du reste fort bien : — Il faut laisser reposer ces braves porteurs et même leur donner à boire. — Il demanda au berger s’il avait du vin. Il en avait toujours quelques bouteilles en contrebande, car il avait passé avec l’auberge un marché qui l’obligeait à ne fournir que du lait. Je vis qu’à cause de moi, bien que ce ne fussent pas mes affaires, il hésitait à répondre. Je m’éloignai pour ne pas le gêner ; je montai un peu plus haut sur le sentier.

Je redescendis au bout de quelques instans ; mon intention n’était pas de monter au pic, dont je connaissais le moindre caillou, mais je n’étais pas fâché de revoir le pâle et charmant visage de la jeune