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stincts d’artiste : il se souvint de son maître Socrate, et trouva la forme qui correspond le plus directement à sa méthode. En est-il une autre en effet qui permette mieux au philosophe d’appliquer dans toutes ses sinuosités la fameuse méthode de la dialectique platonicienne ? On sait en quoi consiste cette méthode. Exilée dans un monde où tout n’est qu’apparence, l’âme aspire à la vérité éternelle et s’efforce d’y parvenir ; ingénieusement, subtilement, elle prend son point d’appui sur ce monde même qui la trompe et l’abuse, traverse lentement une forêt de contingences et de phénomènes, rejette les uns, s’aide des autres après en avoir constaté le degré de réalité, et, atteignant ce qui est fixe au moyen de ce qui est mobile, ce qui est durable au moyen de ce qui est passager, ce qui est immortel au moyen de ce qui est durable, ce qui est incréé au moyen de ce qui est immortel, elle remonte ainsi par degrés toute l’échelle de l’absolu. À la lenteur de cette méthode correspond admirablement la lenteur du dialogue. La pensée principale s’avance à travers les méandres de la discussion, les obstacles des objections, les fourrés des saillies, les écarts des souvenirs qui tantôt la découvrent et le plus souvent la cachent jusqu’à ce qu’enfin elle apparaisse au terme victorieuse et triomphante. Concluons donc que toute forme littéraire, même la plus petite, a sa raison d’être, et qu’il ne dépend pas de la mode qu’elle soit ou ne soit pas.

L’entretien philosophique est, disons-nous, la forme littéraire qui convient essentiellement aux dogmatisans idéalistes ; or l’auteur des Soirées de la villa des Jasmins est chrétienne fervente et idéaliste résolue. Bien loin donc de lui reprocher d’avoir employé cette forme aujourd’hui un peu délaissée, nous l’en félicitons au contraire, car nous ne croyons pas qu’aucune autre aurait pu mieux répondre à la nature de son esprit et aux tendances de ses pensées que cette forme élastique, complaisante à embrasser les choses les plus diverses, insoucieuse de toute logique hâtive, de ce qu’un illustre Anglais appelait un jour devant moi directness of aim. Nulle forme qui permette mieux d’utiliser cette riche floraison que la vie entasse toujours plus touffue chez les esprits bien doués à mesure qu’elle s’écoule, souvenirs, anecdotes, rêveries, impressions de lectures et de voyages. Si la floraison est un peu trop épaisse, ce n’est que tant mieux, car on ne saurait répéter à l’auteur qui a choisi cette forme la réponse d’un roi de Sparte à un étranger éloquent, mais qui perdait trop souvent de vue son objet : « étranger, ce sont là de bons propos hors de propos, » l’abondance et la variété étant précisément les lois du genre. Les Soirées de la villa des Jasmins ne sont point faites pour démentir ces lois. Ces entretiens sont comme des corbeilles énormes composées de ces fleurs de la vie dont nous venons d’indiquer la nature ; souvent on pourrait trouver que la corbeille est trop pleine, quelquefois que les herbes curieuses y sont trop épaisses, et quelquefois encore que les couleurs y sont assorties avec une har-