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— D’ici, répondis-je, il n’y en a plus que pour une heure et demie.

— Eh bien ! mon cher, dites donc cela à mon mari ! Je regardai l’Anglais, qui ne sourcilla pas.

— Il y a, me dit-il, une chose bien simple. C’est que vous portiez la chaise de madame avec celui de nos hommes qui n’est pas malade. — Et comme je souriais, il ajouta : — Je paierai ce que vous voudrez.

J’étais habillé absolument comme un montagnard, c’était mon habitude dès que j’arrivais au pays ; le berger, qui m’avait vu tout jeune, me tutoyait ; la méprise était naturelle. Je ne m’en fâchai pas ; mais je refusai, disant que nul n’a le droit de porter la chaise, s’il n’est patenté à cet effet, et que je n’avais pas la plaque.

— Alors attendons, dit l’Anglais.

— Non, n’attendons pas, reprit sa femme ; ce porteur ira en chercher un autre, et ils nous rejoindront là-haut. Le vieux berger ou bien le garçon que voici, — elle me désignait, — nous servira de guide, et je marcherai. Voyons, cher ami, consentez.

— Oui, avec un guide pour vous soutenir ; mais le berger est trop vieux, et ce jeune garçon n’est pas guide non plus.

— Ceci ne fait rien, répondis-je, je peux guider sur le pic de Bergonz, où il n’y a pas de danger sérieux à courir pour les voyageurs.

Pourquoi je fis cette réponse, qui devait décider de ma destinée, je l’ignore. Il y a des momens où nous n’avons pas conscience de l’impulsion qui nous est donnée. Cette impulsion me venait du regard engageant et enjoué que la jeune dame attachait sur moi. Je reçus avec un mouvement de surprise aussitôt réprimé le paletot et le parasol que l’Anglais jeta négligemment sur mon épaule, et je me mis à marcher en avant.

J’étais piqué par je ne sais quelle curiosité en même temps que je subissais je ne sais quelle fascination. Cette jeune femme me rappelait l’émotion que j’avais ressentie à Bordeaux en voyant, pendant deux ou trois secondes, la charmante figure de Manoela Perez. C’était, autant que je pouvais m’en souvenir, un type de même famille, ni grande ni petite, un peu maigre, beaucoup de grâce, des cheveux bruns ou noirs, des yeux clairs, gris ou bleus ; mais celle-ci avait plus d’allure et moins de feu. C’était une Parisienne pur sang, son accent ne pouvait laisser le moindre doute.

George Sand.
(La seconde partie au prochain n°.)