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où est exposé l’ordre des combattans, l’étude stratégique faite par M. Nicolaïdès s’applique parfaitement aux lieux tels qu’il les conçoit. Malheureusement elle s’appliquerait presque aussi exactement aux plaines d’Athènes ou d’Argos, si l’expédition avait eu lieu dans ces pays, et l’on ne peut pas oublier que l’Iliade a été remaniée par des érudits alexandrins imbus, comme ceux de nos jours, d’idées systématiques et préconçues. Si le poème homérique a été soumis à un pareil système, M. Nicolaïdès, avec beaucoup de finesse dans les aperçus, a moins restitué la topographie troyenne que l’idée d’un savant alexandrin.

Les matériaux que la lecture des poèmes, les textes anciens et la vue des lieux pouvaient fournir étaient visiblement épuisés. L’idée ancienne était abandonnée ; celle de Le Chevalier avait pris le dessus. Cependant le doute subsistait chez beaucoup de bons esprits. D’ailleurs de nouveaux horizons venaient de s’ouvrir, et la « question homérique » allait être remplacée par une autre beaucoup plus vaste dans laquelle elle menaçait de disparaître. L’Inde nous avait livré ses grandes épopées, offrant avec celles des Grecs de frappantes analogies. On pouvait se convaincre que ces poèmes immenses roulaient sur des événemens presque entièrement mythologiques dont la signification se laissait apercevoir. Les astres et leurs mouvemens, les phénomènes de l’air, ceux de la terre qui en dépendent, y étaient figurés par des personnages d’une réalité apparente et saisissante, animés de passions bonnes ou mauvaises, luttant entre eux, enlevant des femmes et assiégeant des forteresses au-delà des mers. On savait la valeur symbolique de ces personnages idéaux et de ces acropoles imaginaires, et pourtant l’on voyait les Indiens montrer encore au sud de l’Hindoustan le fleuve de Râma et les restes du pont colossal par lequel il avait passé dans Ceylan. On concluait de là que les faits archéologiques n’étaient que le produit de conceptions idéales préconçues et n’avaient en eux-mêmes aucune valeur scientifique. Il n’était pas difficile, avec l’ardeur de la philologie naissante, d’appliquer ces théories aux épopées et aux traditions héroïques de la Grèce. Achille devenait une figure du soleil, Hélène un des noms de la lune, et chacun des personnages épiques trouvait son explication dans quelque phénomène naturel. La guerre de Troie se réduisait à une lutte entre les élémens. La réalité de l’expédition supprimée, celle de la ville n’avait plus de raison d’être, et Troie devenait une acropole idéale comme celles qui paraissent souvent dans le Vêda, et qui ne sont autre chose que les nuages. Ceux qui admettaient ces doctrines nouvelles devaient prendre assez en pitié l’immense érudition que les critiques d’Homère déployaient depuis bientôt un siècle et les efforts que l’on fai-