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France et de Prusse, MM. de La Chétardie et de Mardefeld, cherchaient à le renverser, de concert avec le Holsteinois Brümmer et le favori Lestocq. Dans une cour semblable, une des premières positions à occuper, c’était la confiance de la jeune cour, du souverain de l’avenir, en un mot du prince héritier ; mais Pierre de Holstein était si visiblement incapable que la vraie question pour tout le monde était de savoir qui serait sa femme. Bestouchef proposait la princesse Marianne, de cette maison de Saxe qui était l’ennemie naturelle de la Prusse ; seulement l’habile ministre avait, comme nous l’avons vu, trouvé plus habile que lui. Le mariage d’Anhalt resta longtemps à Saint-Pétersbourg un secret entre Brümmer, Lestocq et l’ambassadeur de Prusse. Puis La Chétardie raconte avec orgueil comment l’impératrice le prit gracieusement à part pour lui faire confidence d’un événement si favorable à la politique franco-prussienne. Le tout-puissant ministre Bestouchef, trahi en cette occasion par sa souveraine, n’apprit la nouvelle qu’après tous ses ennemis. Élisabeth essaya de lui donner le change par de bonnes paroles et de bonnes raisons. Sans doute, lui dit-elle, on avait proposé pour le grand-duc des princesses françaises, voire saxonnes et polonaises ; mais elle avait pensé qu’une protestante serait moins rebelle à l’orthodoxie qu’une catholique, — qu’il fallait choisir dans une famille illustre, mais peu puissante, dont les intérêts ne pourraient jamais peser sur la politique russe, — qu’il était à désirer aussi que la princesse ne pût amener avec elle une suite nombreuse qui exciterait la jalousie et l’antipathie de la nation. Toutes ces conditions se rencontraient chez Sophie d’Anhalt-Zerbst. Malgré tout, Bestouchef ne pouvait s’y méprendre : cette fiancée qu’avaient suscitée à son insu les intrigues de Mardefeld et de La Chétardie ne lui promettait rien de bon. Il y avait là déjà une menace, déjà un échec pour son influence. Aux confidences tardives de sa maîtresse, le vieux ministre secoua la tête. « On veut, disait-il à ses confidens, marier le grand-duc à notre insu, à nous autres grands messieurs de cet empire. La chose n’est pas faite encore. Il faudra voir ce que dira le clergé. » Il pouvait espérer que l’église s’opposerait, sous prétexte de proche parenté, au mariage du grand-duc avec sa cousine d’Anhalt. Il détermina même une démarche de l’archevêque de Moscou, qui vint déclarer à l’impératrice que le ciel réprouvait cette union ; mais de tels obstacles n’étaient pas invincibles. Le 15 février 1744, La Chétardie écrivait à son gouvernement qu’il avait déjà corrompu deux dames et un favori, et qu’il fallait acheter encore le confesseur d’Élisabeth, ainsi que les archevêques qui composaient le saint-synode. Ses conseils furent suivis. « On n’épargna pas l’argent, nous dit de son côté Frédéric II : c’est en tout pays le moyen qui réussit le mieux. »