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deux jours, tandis que mon frère a exécuté les mêmes choses et dans le même intervalle de temps. Par contre, j’ai baguenaudé, bavardé et me suis conduit, depuis le commencement de la semaine, en homme destitué d’émulation et insensible à la honte et aux reproches. Je me console au reste en étant persuadé que j’en saurai toujours autant que les hommes de ma condition, que je ne voudrais pas offenser en acquérant trop de connaissances. » — « Je suis table rase pour tout ce qui est émulation et désir d’apprendre, et, pourvu que j’aie à boire et à manger, que je puisse jouer comme un enfant de six ans et bavarder comme un perroquet, je ne suis en peine de rien. Je serai toujours assez habile ; pourquoi me donnerais-je la peine de le devenir ? Les princes tels que moi savent tout sans avoir rien appris. »

Quelquefois, après une faute plus grave, on donnait plus d’éclat au châtiment, — témoin les deux documens suivans :

« Le grand-duc Alexandre, s’étant oublié au point de dire des choses malhonnêtes, a été renvoyé, et, pour lui rappeler que la malhonnêteté est inexcusable, on a suspendu le présent papier dans sa chambre d’étude comme un monument propre à l’honorer. » — « Le grand-duc Alexandre a si mal lu et avec si peu d’attention qu’on a été réduit à le faire épeler comme un enfant de huit ans… Ce second monument est suspendu comme une preuve. »

Les deux pancartes sont de la main du rival de Napoléon, obligé de rédiger lui-même sa propre sentence, et aux déchirures, aux traces de pain à cacheter qu’on trouve au revers de l’original, on voit que la peine de l’affichage n’est pas restée une vaine menace. Fort doux de caractère, Alexandre s’obstinait parfois à raisonner avec le maître. On lui imposait alors pour punition, — on pourrait aussi bien dire pour pénitence, — d’écrire lui-même la conversation afin de bien se rendre compte de l’inanité de ses raisons.

Un peu plus tard, — nous sommes en 1794, — Alexandre s’émancipe. Il a dix-sept ans ; il est marié à une princesse de Bade. Les exigences de la cour, les préoccupations de sa vie nouvelle, troublent ce jeune père de famille dans l’accomplissement de ses devoirs d’écolier. C’est alors qu’il pouvait écrire à son maître : « Mon cher monsieur de Laharpe, je vous demande un million de pardons ; je suis obligé encore aujourd’hui de vous faire fau bon. J’espère que vous l’excuserez, car cela provient de ce que ma femme ne se porte pas trop bien et qu’elle a été obligée de prendre médecine. Je vous prie : à une autre fois ! Je conte d’autant plus sur votre indulgence que vous êtes aussi un homme marié, par conséquent connaissez les soins qu’il faut avoir pour sa femme. » Une sincère amitié s’était établie entre le grand-duc et son précepteur.